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On frappe avec insistance. Napoléon cesse de dicter. Avant même que Méneval se soit levé, Joséphine est entrée dans le cabinet de travail.

Évidemment, elle a quelque chose à quémander. Napoléon reconnaît son attitude suppliante, cette mimique de petite fille apeurée. Il n'est pas dupe, mais il éprouve chaque fois un mélange d'irritation, de satisfaction et de gêne. Qu'elle dise vite ce qu'elle veut ! Qu'elle laisse travailler ! Est-ce encore pour ses dettes qu'elle vient ? ! Il ne veut plus payer ! Ou bien lui ménage-t-elle l'une de ses surprises enfantines et stupides, du genre de la dernière qu'il ait eu à subir ? Elle a déposé devant lui un panier fermé par un foulard, et, quand il a soulevé le tissu, il a découvert un horrible nain qui grimaçait et se contorsionnait.

Mais c'est Joséphine avec qui, encore, il partage la plupart de ses nuits ! Elle dit qu'ainsi, parce qu'elle a le sommeil léger, elle le protégera des assassins. Et, à lire la presse de Londres, ceux qui veulent le tuer ne doivent pas manquer d'appui et d'argent. Belle paix !

Il questionne Joséphine d'un ton irrité.

- Mme Grand est là, murmure-t-elle. Elle vous supplie de la recevoir.

Il connaît l'obstination des femmes. Et il n'ignore rien de cette Mme Grand, fille d'un matelot de Batavia, danseuse d'un théâtre de Calcutta. Elle est passée d'un lit à l'autre, et se trouve présentement dans celui de M. de Talleyrand. Et elle veut se faire épouser par le ministre, qui doit pour cela obtenir du pape, parce qu'il est ancien évêque, une réduction à l'état laïque. Et, naturellement, Napoléon est sollicité pour écrire une lettre à Pie VII appuyant cette demande.

Il hésite. Il tient à Talleyrand, un homme tortueux mais souvent de bon conseil. Or, depuis que Mme Grand est installée dans l'hôtel de Talleyrand, rue du Bac, les diplomates et leurs femmes refusent de se rendre aux réceptions du ministre. Le dilemme est simple : ou il se marie, ou il quitte le ministère.

Napoléon accepte de la recevoir et la regarde s'avancer. Mme Grand a déjà les mains jointes. Elle n'a plus ni grâce ni beauté. Elle s'agenouille. Elle pleure. Elle supplie. Que lui trouve donc Talleyrand ? Cette femme-là n'est même plus capable de lui donner des enfants.

Cette pensée le blesse. Et lui ?

Il a reçu une lettre de Roederer lui annonçant que les résultats du plébiciste sont connus et vont être rendus publics dans quelques jours. 3 568 885 Français ont été favorables au Consulat à vie de Napoléon. Et on ne dénombre que 8 374 non. Mais Roederer a ajouté : « Il faudrait que l'on vous vît un héritier naturel. »

Napoléon a oublié Mme Grand, qui continue de pleurnicher.

- Que Talleyrand vous épouse ! dit-il d'un ton bourru, et tout sera arrangé. Mais il faut que vous portiez son nom ou que vous ne paraissiez plus chez lui.

Elle se relève, rayonnante. C'est là son plus profond désir, dit-elle. Il écrira donc au pape ?

Il la congédie. Joséphine le remercie d'une inclination de tête. Il lui a encore cédé. Et la poussée de colère qu'il ressent contre elle, il ne sait pas si c'est cette faiblesse qui la provoque ou bien le souvenir de la lettre de Roederer.

Plus tard, dans la soirée, il retrouve Joséphine à la Malmaison, au milieu d'une foule d'invités. On se presse autour des buffets garnis de toutes les boissons et mets possibles. Napoléon boit un verre de chambertin, son vin préféré. Un orchestre commence à jouer, et Napoléon entraîne Hortense sur la piste de danse. La jeune femme, au bout de quelques minutes, lui demande de s'arrêter, elle est enceinte de Louis, explique-t-elle, cependant qu'il l'abandonne en riant. Les femmes corses, dit-il, travaillent jusqu'au jour de l'accouchement. Il pince la joue d'Hortense. Sait-elle, demande-t-il, qu'il a acheté pour elle et Louis l'hôtel particulier de Mlle Dervieux, qui fut la maîtresse du comte d'Artois ? Hortense se pend à son cou, le remercie de son cadeau royal.

C'est cela être le Premier consul, ne pas rencontrer d'obstacle à un désir. Pouvoir si l'on veut.

Après le départ de Mme Grand, il a écrit une lettre au pape Pie VII pour lui recommander d'accorder à Talleyrand sa réduction à l'état laïque, pour qu'il puisse se marier. « Ce ministre, a-t-il écrit, a rendu des services à l'Église et à l'État... Il mérite d'obtenir cette faveur spéciale. » Pie VII va accepter. Comme il a accepté que Joseph Fesch, l'oncle de Corse, le demi-frère de Letizia Bonaparte, soit fait archevêque de Lyon.

Pourquoi pas Joseph Fesch ? Il n'est pas pire qu'un autre !

Napoléon frappe dans ses mains, entraîne tous les invités vers le théâtre de la Malmaison, s'assied au premier rang et commande qu'on joue.

Il aime voir Hortense, tel de ses aides de camp ou de ses généraux interpréter une pièce de Beaumarchais. Il oublie la journée passée aux Tuileries, les nouvelles de Saint-Domingue, où les fièvres déciment les troupes françaises. L'arrestation de Toussaint-Louverture n'a fait qu'exciter les Noirs.

Il oublie qu'il a laissé faire son entourage, qui a voulu rétablir l'esclavage à la Guadeloupe et à la Martinique, et que la révolte là-bas aussi s'étend.

Il applaudit, rit fort.

Il faut qu'il oublie, mais il pense à Pauline et à son mari, le général Leclerc. Il a le sentiment de s'être laissé forcer la main par ces négociants en sucre et en café qui ont « la rage » de recouvrer Saint-Domingue, leurs plantations, leurs bénéfices et donc leurs esclaves.

Il a pensé à eux quand, discutant avec Roederer d'un projet de nouvelle Constitution, nécessaire puisqu'il va bientôt être proclamé consul à vie, il a écarté l'idée que la richesse permette d'accéder aux listes électorales composées de notabilités.

« On ne peut faire un titre de la richesse, a-t-il dit. Un riche est si souvent un fainéant sans mérite !.. Qui est-ce qui est riche ? L'acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur ? Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité ? » Et le colon, qu'est-il d'autre ?

Mais il a rétabli l'esclavage.

Il se lève cependant qu'Hortense, qui interprétait Rosine, et le général Lauriston, le comte Almaviva, saluent. Puis Figaro, joué par le préfet Didelot, s'avance sur le devant de la scène et s'incline à son tour.

Lauriston, Didelot : deux nobles d'Ancien Régime qui interprètent une pièce de Beaumarchais pour lui qui, fils de la Révolution, fut l'ami du frère de Robespierre et a rétabli l'esclavage !

Comme le monde et mon destin sont étranges !

Il ne cesse d'y penser.

Dans quelques jours, il va avoir trente-trois ans. Avec le Consulat à vie, et la question de sa succession - «un héritier naturel », a écrit Roederer -, il voit déjà comme jamais auparavant le terme de son existence, comme si, son destin encore à écrire, il en connaissait le bout. Est-ce pour cela qu'il se sent irrité, nerveux, avec des poussées d'impatience, comme s'il voulait, vite, vite, agir, parcourir toute la trajectoire, pour atteindre cette fin qu'on va inscrire dans les textes constitutionnels ?

Il ne peut chasser ces idées en se rendant à Mortefontaine, près de Senlis, chez son frère Joseph.

Il est tendu, nerveux. Il va revoir toute sa famille et ses proches rassemblés.

Joseph essaiera de jouer son rôle d'aîné, cependant que Lucien ne cachera pas son hostilité à Joséphine.