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Au fur et à mesure qu'on se rapproche du domaine, son irritabilité croît. Il ne se prête guère aux embrassades et, après quelques minutes passées dans la maison de Joseph, il décide de faire une promenade en barque.

Le temps est orageux. Chacun semble maladroit. Après quelques coups de rames, la barque oscille, prête à chavirer ; le général Bernière, qui est assis près de Napoléon, tombe à l'eau.

On crie. Il semble à Napoléon que tous les pressentiments imprécis qui se sont accumulés en lui trouvent ici leur explication. Il va mourir là, stupidement, ni d'un boulet ni d'un poignard, mais sans gloire, dans l'eau d'un étang. Il voit le ciel et l'eau se mêler.

Quand il revient à lui, il est allongé sur la berge. Tous ces visages qui l'observent sont tordus par la curiosité.

Il se lève d'un bond, écarte ceux qui l'entourent, entre dans la maison, exige qu'on commence à dîner.

Joseph, en maître des lieux, prend son temps, saisit le bras de Letizia Bonaparte, explique l'ordre des préséances, sa mère sera à sa droite, Joséphine Bonaparte à sa gauche.

« L'épouse du Premier consul a le premier rang », dit Napoléon.

Et, puisque Joseph fait mine de ne pas avoir entendu, Napoléon prend le bras de Joséphine, entre le premier dans la salle à manger, s'installe au centre de la table et ordonne à Joséphine de s'asseoir à sa droite.

Qu'imaginent-ils, que je suis déjà mort ?

Les Anglais rêvent de cela, et combien, parmi les ambassadeurs qui sont rassemblés le 3 août aux Tuileries pour l'audience diplomatique solennelle, partagent le même songe ? Quel criminel, Georges Cadoudal ou un autre, sont-ils prêts à payer pour que leur vœu se réalise ?

Napoléon passe parmi eux, entouré de ses aides de camp, des ministres et encadré par les deux autres consuls.

Il s'arrête devant chaque ambassadeur. Tous les regards sont posés sur lui. Pas un geste qui n'échappe à ces diplomates de monarchies ou d'empires. Aucun d'eux n'a en fait accepté la transformation de la France. Ce ne sont pas seulement ses conquêtes qu'on lui reproche. Peut-être pourrait-on s'en accommoder. Mais elle a renversé l'ordre des choses. Et c'est la reconnaissance de la Révolution qu'on refuse.

Voilà mon pari : leur faire admettre que ce pays agit à sa guise, que plus personne ne pourra toucher à la nouvelle répartition des biens, que l'Ancien Régime ne reviendra jamais, même si les aristocrates rentrent au pays, mais comme serviteurs du nouvel ordre. Le mien.

C'est cela, le défi de la paix. Saura-t-il l'imposer ? Quelle légitimité - celle d'un roi ? devra-t-il se donner pour que les souverains de cette Europe inchangée admettent enfin l'existence de la République ?

Napoléon s'arrête devant Markof, l'ambassadeur de Russie. Il échange quelques mots avec cet homme, dont les espions assurent qu'il se répand dans les salons en propos acerbes. On a saisi une conversation entre lui et l'ambassadeur de Prusse, Lucchesini, devant lequel Napoléon se trouve maintenant. Markof disait que Napoléon, s'il acceptait le titre de consul à vie, ne se contenterait pas de cette dignité, mais qu'il ferait un second pas et prendrait le titre d'« empereur des Gaules », « Ce ne serait pas un vain titre, poursuivait Markof, car, en effet, il les a toutes réunies sous la domination française. » Et Lucchesini avait répondu : « Il veut reproduire Charlemagne, éclairé par les Lumières de notre siècle.. Nul doute qu'il n'en ait formé le projet sans fixer l'époque de la réalisation. »

Il ne sait pas encore lui-même quel but il se fixe.

Il y aura un après à cette nouvelle Constitution qui doit être proclamée demain, 4 août 1802. Elle prévoit qu'il sera consul à vie, comme les deux autres consuls, mais c'est lui qui les désignera. Il a même le droit de choisir son successeur. Il est président du Sénat et d'un Conseil privé. Les deux autres Assemblées sont dépouillées de vrais pouvoirs. Il dispose du droit de grâce.

Qu'est-il ? s'interroge-t-il en regardant ces ambassadeurs et ces ministres. Un roi ? Il lui manque une couronne et un sacre !

M'accepteraient-ils mieux, admettraient-ils mieux la Révolution, si ma tête était ceinte d'or et de diamant, et si le représentant de Dieu m'avait béni ? Est-ce à ce prix que je pourrai définitivement leur faire plier le genou ? leur faire avaler leur haine, leur faire reconnaître que moi, fils de la Révolution, je suis l'égal des plus grands ?

Voici que s'avancent les membres du Sénat.

Les ambassadeurs se sont rangés de part et d'autre de la grande salle. Barthélémy, qui fut marquis puis l'un des Directeurs en 1795, déclare que le peuple français a nommé Napoléon Bonaparte consul à vie, et que le Sénat l'a proclamé. Une statue de la Paix tenant dans sa main le laurier de la victoire sera élevée en son honneur.

Barthélémy poursuit d'une voix forte : « Le Premier consul reçoit des Français la mission de consolider leurs institutions. Il ne leur donnera jamais que l'élan de la gloire et le sentiment de la grandeur nationale. »

Napoléon répond lentement, détachant chaque mot, son regard s'arrêtant sur chaque visage : « Sénateurs, la vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la mienne tout entière lui soit consacrée. J'obéis à sa volonté. »

Qu'est-il, sinon l'égal d'un roi ?

Il lève la tête, regarde au-dessus de la foule des personnalités, et ses yeux se portent vers le ciel légèrement voilé d'août.

« Content, poursuit-il, d'avoir été appelé par l'ordre de celui de qui tout émane, à ramener sur cette terre la justice, l'ordre et l'égalité, j'entendrai sonner la dernière heure sans regret et sans inquiétude sur l'opinion des générations futures.

« Sénateurs, recevez mes remerciements... »

15 août 1802. Il a trente-trois ans.

En ce jour, on fête dans toutes les églises de la République son anniversaire et le Consulat à vie.

Le matin, il a revêtu son uniforme de Premier consul et il a reçu les corps constitués aux Tuileries.

Trois cents instrumentistes jouent, cependant que conseillers d'État, sénateurs, tribuns, députés, ministres présentent leurs hommages.

À quinze heures, c'est le Te Deum à Notre-Dame.

Presque un couronnement.

Le soir, à la Malmaison, il danse. Et Hortense, grosse pourtant de sept mois, joue après le bal dans une petite pièce du citoyen Duval. Tout en applaudissant, il pense à la foule qui, place Vendôme, doit danser au son de quatre orchestres autour d'un autel à huit faces sur lequel on peut lire le texte du sénatus-consulte.

Il a donné l'ordre qu'on illumine les monuments de Paris. Et, sur les tours de Notre-Dame, brille le lion, son signe du zodiaque.

Qui eût imaginé cela ?

Qui peut imaginer ce qui surviendra ?

Le 21 août, il se rend au palais du Luxembourg pour présider la séance solennelle du Sénat.

Il est assis dans la voiture qui fut celle de Louis XVI et que tirent huit chevaux blancs. À sa droite et à sa gauche, il voit caracoler les officiers de son état-major et les cavaliers de sa garde. Au-delà, tout au long du trajet, des Tuileries jusqu'au Luxembourg, les troupes forment une haie d'honneur. Derrière les soldats, la foule se presse mais elle est silencieuse. Il la salue. Elle ne répond pas. Il se soulève un peu sur son siège et aperçoit la voiture où ont pris place ses frères. Ils saluent aussi. Il a lui-même prescrit à Fouché de ne rien organiser de factice sur son passage. Mais Fouché est assez retors pour avoir pesé dans l'autre sens. Des placards, selon les informateurs, ont été apposés, ici et là dans Paris, rappelant la maxime : « Le silence des peuples est la leçon des rois. »

Il convoque Fouché dès son retour aux Tuileries. Mais le ministre de la Police générale, comme à son habitude, se défend, glisse d'un argument à l'autre.