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- Malgré la fusion des Gaulois et des Francs, dit-il, nous sommes toujours le même peuple ; nous sommes toujours ces anciens Gaulois qu'on représentait comme ne pouvant supporter ni la liberté ni l'oppression.

Quel est ce galimatias ? Fouché croit-il qu'il va se sortir de ce mauvais pas par des considérations historiques ?

- Que voulez-vous dire ?

- Que les Parisiens ont cru voir dans les dernières dispositions du gouvernement la perte totale de la liberté et une tendance trop visible au pouvoir absolu.

Napoléon prise avec une sorte de rage. Il connaît cette accusation de pouvoir tyrannique. Elle est stupide. Ce gouvernement, ici, dans cette France, ne peut pas être despotique, parce qu'il n'y a pour l'appuyer ni système féodal, ni corps intermédiaire, ni préjugé.

Et Fouché le sait bien.

- Je ne gouvernerai pas six semaines dans ce vide de la paix, reprend Napoléon, si, au lieu d'être le maître, je n'étais qu'un simulacre d'autorité.

Il déteste le mince sourire de Fouché, son calme, sa prétention.

- Soyez à la fois paternel, affable, fort et juste, dit Fouché, et vous reconquerrez aisément ce que vous semblez avoir perdu.

Napoléon s'éloigne, lance :

- Il y a de la bizarrerie et du caprice dans ce que l'on appelle l'opinion publique.

Il est sur le seuil de la porte.

- Je saurai la rendre meilleure, dit-il d'une voix forte.

Cinquième partie

On peut tuer le peuple français, mais non l'intimider

Septembre 1802 - Décembre 1803

18.

Ils sont assis autour de lui dans le salon du château de Mortefontaine, la demeure de Joseph. Les croisées sont ouvertes sur la forêt de Senlis qui commence, en ce début du mois de septembre, à roussir.

Napoléon se lève, quitte le cercle, mais d'un signe il exige que Lucien, Joseph, Talleyrand, Roederer, Lebrun, Cambacérès continuent de parler.

Il passe sur la terrasse. L'air est doux, chargé des odeurs de la futaie. Il n'entend plus que les éclats de voix de Lucien. À l'exception de Talleyrand qui est resté silencieux, tous les autres ont accablé Fouché. Ministre trop puissant, jacobin masqué, homme secret qui tient les fils de toutes les conspirations, adversaire du Consulat à vie, obstacle à toute évolution ultérieure.

Ce sont Joseph et Lucien qui ont insisté sur ce dernier point. Et Napoléon s'est contenté d'écouter.

Il sait bien ce à quoi ils pensent tous.

À l'après-moi !

Lucien a même conseillé à Joséphine de se rendre à Plombières en emportant les médecines de ce bon vieux docteur Corvisart. « Allons, ma sœur, prouvez au consul qu'il se trompe, a-t-il dit, et donnez-nous vite un petit césarien. » Il aurait même ajouté - Joséphine l'a rapporté pour que Napoléon la rassure : « Eh bien, si vous ne voulez pas ou si vous ne pouvez pas, il faut que Napoléon ait un enfant d'une autre femme et que vous l'adoptiez, car il faut assurer l'hérédité ; c'est dans votre intérêt, vous devez savoir pourquoi. »

Même Élisa, la sœur du Premier consul, dont Fouché murmure qu'elle est dévorée « par le double hoquet de l'amour et de l'ambition » - Élisa, qui se laisse conduire par les phrases ampoulées de Fontanes, son poète et amant -, s'est mise elle aussi à harceler Joséphine.

À celle-ci qui répondait qu'elle avait eu deux enfants, Élisa a rétorqué de sa voix aiguë :

- Mais, ma sœur, vous étiez jeune alors !

Et Joséphine de fondre en larmes. Napoléon a lancé :

- Ne savez-vous pas, Élisa, que toute vérité n'est pas bonne à dire ?

Et Joséphine de sangloter.

Napoléon donne un coup de cravache sur un massif de fleurs qui couronne une amphore disposée à l'angle de la terrasse.

Souvent, quand il est pris dans des situations qu'il ne peut ou ne veut encore dénouer, il laisse sa colère jaillir. Il saccage le jardin, il casse un vase de porcelaine. Il lui est même arrivé, le matin, de renverser d'un coup de pied Roustam qui peinait à lui enfiler une botte ou se trompait de pied.

Il rentre dans le salon. Roederer se tourne vers lui.

Ils sont unanimes, dit-il.

Napoléon annonce seulement qu'il rentre à Paris.

Il savait, avant cette réunion, qu'il fallait retirer à Fouché le ministère de la Police générale. Il n'a pu accepter cette opposition au Consulat à vie que Fouché a manifestée sans se dissimuler. Fouché est persuadé aussi que le péril aristocrate existe encore ! Allons donc. Les émigrés sont presque tous rentrés et se sont rués au service du Premier consul. Jusqu'à ce Chateaubriand, qui rêve d'un poste diplomatique !

Le seul danger, ce sont les généraux, vieux jacobins rancis que l'ambition et la jalousie aveuglent. Ils ne comprennent pas qu'il faut, pour être admis par les royaumes et les empires d'Europe, que « la forme des gouvernements qui nous environnent se rapproche de la nôtre ou que nos institutions politiques soient un peu plus en harmonie avec les leurs. Il y a toujours un esprit de guerre entre les vieilles monarchies et une République toute nouvelle »

Devenons roi, alors, peut-être accepteront-ils les conquêtes et les transformations de la Révolution et de la République.

Napoléon convoque Fouché aux Tuileries. Il ne veut pas faire de cet homme un ennemi. Mais le calme et l'assurance de Fouché le surprennent toujours et l'irritent.

- Monsieur Fouché, commence Napoléon, vous avez très bien servi le gouvernement. C'est avec regret que je me sépare d'un homme de votre mérite.

Fouché reste imperturbable. Il a ce petit sourire insupportable, comme s'il n'était en rien surpris par ce que Napoléon lui annonce. Il fera partie du Sénat. La suppression du ministère de la Police générale, rattaché désormais au Grand Juge Régnier, à la Justice donc, est imposée par la nouvelle situation internationale.

« Il a bien fallu, explique Napoléon, prouver à l'Europe que je m'enfonçais franchement dans le système pacifique et que je me reposais sur l'amour des Français. »

Mais un homme comme lui sait tout cela, ou ne se paie pas de mots.

- Vous vous en doutiez ? interroge Napoléon.

Naturellement, Fouché acquiesce, demande à présenter un mémoire sur la situation politique et l'emploi des fonds secrets de son ministère.

Napoléon l'écoute parler des périls qui subsistent, de la « coterie d'eunuques politiques qui au premier ébranlement livrerait l'État aux royalistes et à l'étranger ».

Napoléon le fixe. Cet homme est résolu. Il donne une impression de force. Il annonce maintenant qu'il reste dans sa caisse secrète deux millions quatre cent mille francs.

- Citoyen sénateur, dit Napoléon, je serai plus généreux et plus équitable que ne le fut Sieyès à l'égard de ce pauvre Roger Ducos en se partageant devant moi le gras de caisse du Directoire expirant. Gardez la moitié de la somme que vous me remettez ; ce n'est pas trop, comme marque de ma satisfaction personnelle et privée ; l'autre moitié entrera dans la caisse de ma police particulière qui, d'après vos sages avis, prendra un nouvel essor et sur laquelle je vous prierai de me donner souvent vos idées.

Il ne faut jamais cesser d'être sur ses gardes.

Le nouveau chef de la Police politique, Desmarets, vient d'annoncer la capture à Calais d'un prêtre, l'abbé David, qui, tremblant de peur, a avoué servir d'intermédiaire entre le général Moreau et le général Pichegru exilé en Angleterre. Desmarets a cru bon de relâcher l'abbé David, afin de le faire suivre. Mais ses espions seront-ils aussi efficaces que ceux de Fouché ?

C'est Londres, comme chaque fois, qui sert de refuge aux plus déterminés des ennemis, et sans doute les Anglais leur donnent-ils les moyens d'agir. La question revient, hante Napoléon : « Sommes-nous en paix, ou est-ce seulement une trêve ? »