Il a décidé qu'il donnerait chaque 15 du mois un grand dîner. Il y invite des artistes, des fabricants, des diplomates. Le 15 octobre 1802, il présente à Fox, un parlementaire britannique, et à lord Holland trois manufacturiers : Bruguet, Mont-golfier, Touney, qui viennent de participer à l'Exposition de l'industrie nationale et qui ont obtenu une médaille d'or.
Puis, durant le dîner, il interroge Fox, qui est assis à sa droite. Que veut l'Angleterre ? demande-t-il. Pourquoi laisse-t-elle le comte d'Artois, frère de Louis XVI, passer en revue un régiment, alors que Londres ne reconnaît plus cette monarchie, puisqu'elle traite avec la France consulaire ?
Fox se dérobe. Il est partisan de la paix, mais n'est-il pas l'un des seuls ?
Faudra-t-il à nouveau faire la guerre, alors que la paix commence à peine et que, comme chaque citoyen de ce pays, j'en jouis ?
Napoléon se rend en bateau au château de Saint-Cloud avec Hortense, qui maintenant est sur le point d'accoucher. Les rumeurs sur la paternité de Napoléon n'ont pas cessé, au contraire. Mais, après tout, peut-être est-il heureux qu'on le croie ?
Napoléon prend le bras d'Hortense, qui marche péniblement dans les allées du château de Saint-Cloud. Il regarde ce pavillon de l'Orangerie, où, il y a moins de trois années, s'est joué son destin. C'est là qu'il a pris le pouvoir. Mais il pouvait aussi tout perdre.
Il a redécouvert il y a peu le château de Saint-Cloud. Les Tuileries sont tristes. Il y est trop proche de Joséphine. Elle a l'habitude qu'il dorme avec elle. Quant à la Malmaison, c'est son domaine. Saint-Cloud, ce sera chez lui. Et même si Joséphine s'y installe, et il le faut, il a fait aménager pour lui un petit appartement privé au-dessus du cabinet de travail.
À chaque étape d'une vie, il faut des lieux. Ici, à Saint-Cloud, c'est la demeure du Premier consul à vie.
Il avance lentement au milieu de la galerie d'Apollon. Il sourit. De chaque côté de la galerie richement décorée se tiennent les proches, les invités, ou les aides de camp et les femmes. Ils s'inclinent et il les salue d'un petit mouvement de tête.
Il sait que derrière lui, loin derrière lui, suivent Cambacérès et Lebrun. Cambacérès donne la main à Joséphine. Puis viennent les membres de la Maison consulaire, suivis par les valets en livrée verte galonnée d'or.
Il faut une étiquette pour donner à voir le pouvoir et sa hiérarchie.
Il faut que l'on sache que le Premier consul est souverain en son pays, comme n'importe quel autre souverain dans le sien.
D'ailleurs, Napoléon a approuvé Talleyrand quand celui-ci a demandé au gouvernement prussien de sonder Louis XVIII pour savoir si les Bourbons n'accepteraient pas d'abdiquer leurs droits en faveur de Napoléon Bonaparte.
Ainsi, la déchirure politique de la Révolution serait refermée, et resterait l'essentiel, les transferts de propriétés, les nouvelles institutions, le code civil, les chambres de commerce, les lycées.
C'est dimanche. Napoléon prend place dans la chapelle, à la place qu'occupait Louis XVI. À côté de lui, et en avant des deux consuls, s'installe Joséphine, comme une souveraine.
C'est dans cette chapelle qu'on baptise le fils d'Hortense, Napoléon-Charles, né le 10 octobre 1802. Napoléon porte lui-même l'enfant sur les fonts baptismaux. Et peut-être cela accréditera-t-il encore les rumeurs ? Tant pis pour Louis. Il regarde cet enfant. Ce pourrait être en effet un héritier légitime, si c'est de cela dont l'opinion a besoin.
N'est-ce pas ainsi qu'agissaient les rois, et ne faut-il pas qu'il soit de plus en plus royal, pour qu'enfin tout le monde sache que la Révolution est finie ?
Il veut savoir comment le peuple perçoit cette évolution. Il écarte d'un haussement d'épaules et d'une mimique de mépris ceux, comme Lebrun, qui lui déconseillent de se rendre en Normandie, région monarchiste qui peut lui faire un mauvais accueil et où il peut courir des risques.
Précisément c'est là qu'il doit aller.
Le 29 octobre 1802, à six heures du matin, il quitte Saint-Cloud dans sa berline de voyage en compagnie de Joséphine. Il bruine. Il distingue à peine, en avant des voitures, la silhouette de Moustache, son courrier qui l'accompagne dans chacun de ses déplacements.
Il veut prendre son temps. C'est la paix. Si la guerre revient, il faudra à nouveau donner des coups d'éperon, mais, pour l'heure, il peut s'arrêter quand il veut. Il saute de voiture peu après Mantes, marche le long de l'Eure sous un ciel devenu bleu. Il veut voir le champ de bataille d'Ivry. Il couchera ce soir à la préfecture d'Évreux. Le lendemain, il est à Louviers. Puis ce sera Rouen, Honfleur, Dieppe, Le Havre, Beauvais.
À Rouen, tout à coup, il a enfourché son cheval et, suivi de quelques cavaliers d'escorte, il a chevauché jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Il a besoin de ces courses. Il s'arrête sur les hauteurs qui dominent la Seine. Il respire. Il se sent libre, heureux.
Lorsqu'il descend de cheval, il est entouré par la foule. Il est le souverain. Dans le cabinet de travail qui est préparé à chaque étape, il dicte une lettre pour Cambacérès, afin que les journaux de Paris sachent. « J'ai fait ma route au milieu d'une population immense, obligé de m'arrêter à chaque pas, raconte-t-il. Dans tous les villages, à la porte des églises, les prêtres, le dais dehors, entourés d'une grande foule, chantaient des cantiques et jetaient de l'encens. »
Il pouvaient bien, ces eunuques politiques, comme a dit Fouché, critiquer le Concordat ! Et Fouché était l'un d'eux. Sait-il que l'archevêque de Tours vient de déclarer que le « Consulat est le gouvernement légitime, à la fois national et catholique, un gouvernement sans lequel nous n'aurions ni culte ni patrie » ?
Les curés normands le savent, qui m'accueillent et me bénissent.
Au Havre, la ville est illuminée. Napoléon s'avance au milieu de la foule, accompagné de Joséphine.
Ils sont comme un roi et une reine.
Le soir, dans la grande salle de la préfecture, il ouvre le bal.
À Dieppe, il voit s'avancer vers lui un homme vieux, dont le visage lui semble familier. C'est Domairon, l'un de ses professeurs de l'école militaire de Brienne.
Ces temps d'enfance et d'isolement ont donc existé ! Et à leur souvenir il se sent plus fort, invincible.
Il demande à l'un de ses aides de camp de prendre note de la situation de Domairon afin de l'aider si nécessaire.
Détenir le pouvoir, c'est gratifier qui l'on veut, comme on veut.
Il visite les hospices et les manufactures. Sur les routes qui traversent la campagne, les paysans arrêtent les voitures pour le saluer. Il descend, leur parle. Quand les voitures repartent, les paysans les accompagnent en criant : « Vive Napoléon Bonaparte ! Vive le Premier consul ! »
Qui peut le mettre en péril ?
Il écoute d'une oreille distraite Beugnot, le préfet de Seine-Inférieure, qui évoque les prétentions anglaises, le risque de guerre. Il se raidit, marche en prisant, l'air résolu, la voix dure.
- J'en doute encore, commence-t-il, mais si l'Angleterre m'attaque, elle ne sait pas à quoi elle s'expose, non, elle ne le sait pas...
Il s'immobilise, baisse la tête, les yeux mi-clos.
- Vous verrez ce que sera cette guerre, reprend-il. Je ferai tout pour l'éviter, mais si l'on m'y force, je renverserai tout ce que je trouverai devant moi. Je ferai une descente en Angleterre, j'irai à Londres et, si cette entreprise devait manquer, je bouleverserai le continent ; j'asservirai la Hollande, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, j'attaquerai l'Autriche et j'irai jusqu'à Vienne détruire toute espèce d'appui de cette odieuse puissance.