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Il se remet à marcher vers la foule des invités qui se pressent, n'osant approcher.

- On verra ce que je peux faire et ce que je ferai. J'en frémis d'avance, mais on me connaîtra.

Il hausse la voix, semble s'adresser à tous et non plus seulement au préfet :

- Au surplus, je n'en continuerai pas moins à travailler à assurer la prospérité de la France ; à faire fleurir son commerce, son agriculture, son industrie.

Il s'arrête devant les invités.

- Et nous serons heureux, en dépit de nos rivaux ! s'exclame-t-il.

Il est heureux. Il a le sentiment que rien ne peut lui résister. Il ne connaît pas la fatigue. C'est comme si les applaudissements, les vivats, les témoignages d'admiration qui l'accompagnent lui donnaient une force renouvelée.

À six heures, presque chaque matin, il est à cheval. Il saute les fossés et les ruisseaux, les haies. L'escorte est distancée. Les chevaux s'écroulent d'épuisement. Il change de monture, repart, ou bien il reçoit les notables, et l'étonnement qu'il lit dans leurs yeux devant ses connaissances précises, son énergie, le stimule encore.

Parfois, il entrevoit, parmi la foule, le visage, la poitrine, le corps d'une femme, et il ressent alors une pointe d'amertume. Il fixe cette jeune femme. Il lit dans ses yeux l'acceptation, la soumission, l'invite même. Il voudrait pouvoir s'avancer, écarter la foule, et il est sûr qu'elle le suivrait.

Il ne supporte pas cette barrière invisible qui lui interdit d'agir comme il le désire.

Et lorsqu'il retrouve Joséphine, qui, souriante et gracieuse, se comporte en souveraine, il la rudoie.

Mais elle est l'épouse du Premier consul. Peu après son retour de Normandie à Paris, un soir de novembre, il accepte de se rendre au Théâtre-Français avec elle. Elle porte une tunique de mousseline rose, droite, qui laisse la poitrine et les bras nus, à l'antique. Elle n'est plus belle mais elle est encore gracieuse.

On donne Iphigénie en Aulide. Il aime la tragédie. Il aime aussi l'atmosphère des théâtres, ce frémissement de la salle quand il s'installe dans la loge, il devine le trouble des acteurs parce qu'il est là, spectateur particulier.

Voici que dans l'obscurité paraît Clytemnestre.

Ma fille il faut partir sans que rien nous retienne

Et sauver en fuyant, votre gloire et la mienne

C'est Mlle George, sculpturale, épaules larges, bras ronds, poitrine lourde, qui déclame d'une voix chaude. Elle se meut avec la vivacité de la jeunesse. Sa peau a la blancheur du marbre.

Il ne peut plus détacher ses yeux de ce corps, de ces mouvements de la tunique, qui laissent deviner des cuisses fortes. Il est pétrifié. Il veut cette femme.

Il rentre aux Tuileries dès la fin de la représentation, sans s'attarder comme il le fait quelquefois. Il convoque Constant. Que le valet de chambre sache qui elle est, qu'il la convoque pour demain soir à Saint-Cloud. Napoléon n'imagine même pas qu'elle refuse. Les actrices sont ainsi. Seulement elles ? Depuis qu'il est entouré de gloire et qu'il détient le pouvoir, il sait que les femmes, toutes les femmes, peuvent être conquises.

Lorsque Mlle George entre, le lendemain au début de la nuit, dans l'appartement privé de Saint-Cloud, Napoléon a appris qu'elle a été la maîtresse de Lucien, qu'elle reçoit l'argent et les hommages du prince Sapieha, un Polonais. Mais c'est ainsi. Le passé ne le concerne pas.

Il s'approche. Il faut toujours quelques passes d'armes avant une reddition. Et celle-ci doit être complète.

- Vous ne devez rien avoir que de moi, dit-il.

Il déchire un voile dont il devine qu'il avait été offert par le prince Sapieha. Il brise à coups de talon une bague et un médaillon.

- Que de moi, répète-t-il.

Il lui fourre dans la gorge un gros paquet de billets de banque.

Il rit. Elle doit revenir. Il trouve près d'elle un moment de paix. Il aime sa juvénilité. Il chantonne avec elle. Il s'endort sur sa poitrine. Est-il possible qu'elle n'ait que seize ans ? Elle en paraît dix de plus. Et lui, dix de moins, murmure-t-elle.

Il rit encore. Elle devient Georgina. Il la reçoit deux à trois fois par semaine à Saint-Cloud, où il réside de plus en plus souvent, et aux Tuileries.

Qu'importe la jalousie de Joséphine, qui parfois s'aventure dans l'escalier privé mais qui recule quand elle aperçoit Roustam qui monte la garde.

Il a aussi conquis le droit au plaisir d'être avec la femme qu'il veut.

Le temps des amours larmoyantes est passé.

Un soir, il dîne à Saint-Cloud avec Joséphine, Roederer et Cambacérès. Georgina doit le rejoindre au milieu de la nuit. Il fixe Joséphine.

- Plus je lis Voltaire, dit-il, plus je l'aime. Jusqu'à seize ans je me serais battu pour Rousseau contre tous les amis de Voltaire, aujourd'hui, c'est le contraire...

Il hoche la tête. Peut-être personne ne comprend-il ce qu'il pense ? Que la vie impose la dure loi de la réalité. Et que Voltaire enseigne cela bien plus que ce rêveur de Rousseau.

La Nouvelle Héloïse, reprend-il, je l'ai lue à neuf ans. Rousseau m'a tourné la tête.

Il se lève.

Joséphine n'essaie même pas de le retenir. Il ne dort plus avec elle que quand il l'a décidé. De plus en plus rarement.

Il va attendre Georgina, chez lui, en lisant devant le feu. Quand elle arrivera, il écartera de la main les dossiers, et il trouvera la paix en caressant ce corps laiteux.

C'est l'hiver. Il aime ces nuits, ces moments secrets comme s'il était dans une caverne, une sorte d'enfance. Il chantonne. Il récite. Il joue. Puis Georgina s'en va.

Il met son uniforme de Premier consul.

Mais il reste à Saint-Cloud durant tout le mois de décembre. C'est son palais. Il ne se rend aux Tuileries que pour quelques audiences. Le 5 décembre, il reçoit Hawkesbury, le ministre anglais accompagné de l'ambassadeur Withworth. Il observe les Britanniques. Il aurait envie de les secouer, mais il se contente de répéter que les « relations de la France avec l'Angleterre sont le traité d'Amiens, tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens ». Il ne peut s'empêcher pourtant de demander d'une voix courroucée pourquoi l'Angleterre n'a pas, conformément au traité, évacué Malte.

Hawkesbury reste impassible, puis dit que Londres a pris bonne note de l'annexion du Piémont et de l'île d'Elbe par la France. Et du fait que la Hollande n'ait pas été évacuée.

- Ce sont des questions que le traité d'Amiens n'a pas abordées, rugit Napoléon.

Puis il se reprend, reconduit le ministre et l'ambassadeur :

- La paix, dit-il, toute la paix, pour consolider l'Europe ?

Mais, alors qu'il rentre à Saint-Cloud dans la grisaille de ce mois de décembre 1802, Napoléon doute.

La guerre est peut-être à nouveau aux portes. Londres se réjouit de la mort du général Leclerc à Saint-Domingue, de la faillite du projet de reprise en main des Antilles françaises, de l'impossibilité de bâtir un empire colonial d'Amérique. Il faudra bientôt renoncer à la Louisiane, qu'on ne peut aider si la guerre revient.

Napoléon traverse lentement les galeries du palais de Saint-Cloud. Il a exigé que l'on prenne un deuil de dix jours, un deuil de Cour, pour saluer la mort de Leclerc. Les aides de camp portent le crêpe au bras et à l'épée.

Il s'enferme dans son cabinet de travail. Il écrit à Pauline qui doit rentrer de Saint-Domingue avec la dépouille de son mari : « Tout passe promptement sur la terre hormis l'opinion que nous laissons empreinte dans l'Histoire. »

Il convoque Méneval, lui dicte un ordre pour que la surveillance de Toussaint Louverture, enfermé au fort de Joux, dans le Jura, soit renforcée. Il exige qu'on lui retire tous les signes du grade de général que le Noir s'était attribué.