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Durant deux nuits, il ne peut effacer de son esprit cette idée que Londres se joue de lui, qu'à la fin il y aura la guerre, que l'Angleterre la veut, après un an de trêve.

Il renvoie Mlle George, presque brutalement, la fait rappeler par Constant. Mais il n'a pas la tête à chanter, à rire ou à aimer.

Le surlendemain, dimanche 13 mars, est jour de réception du corps diplomatique. Il attend calmement le début de l'audience en jouant avec Napoléon-Charles, le fils d'Hortense.

L'un des préfets du palais, M. de Rémusat, annonce que les ambassadeurs ont formé le cercle et attendent le Premier consul. Tous sont présents, et, parmi eux, précise-t-il, lord Withworth.

Ce nom, comme un coup de fouet. Napoléon laisse l'enfant, entre dans le salon de réception, se dirige vers lord Withworth, ignorant les autres ambassadeurs.

- Vous voulez donc la guerre ! lance Napoléon. Nous nous sommes battus dix ans, vous voulez donc que nous nous battions dix ans encore ! Comment a-t-on osé dire que la France armait...

Il parle avec violence, rappelle le contenu des traités.

- Je ne suppose pas non plus que, par vos arrangements, vous ayez voulu intimider le peuple français : on peut le tuer, Mylord, l'intimider, jamais !

Il entend vaguement les propos de l'ambassadeur, qui affirme le désir de paix de l'Angleterre.

- Alors il faut respecter les traités ! crie Napoléon. Malheur à qui ne respecte pas les traités !

Napoléon s'éloigne.

Il s'arrête devant les ambassadeurs d'Espagne et de Russie, et clame que les Anglais refusent de tenir leurs engagements et que, désormais, il faut couvrir les traités d'un crêpe noir.

Il sait bien qu'il n'a pas respecté les usages, qu'il s'est laissé emporter par sa colère, que tout son corps a vibré de courroux, qu'il a dû faire des gestes violents. Il se retourne, dit quelques mots aimables à Withworth, puis il quitte le salon de réception.

Il ne regrette pas l'éclat. Il sent au contraire en lui une résolution plus forte que jamais. Le désir d'agir, d'aller de l'avant, d'en finir avec l'incertitude d'une paix dont l'autre ne veut pas, l'habite.

Il dicte presque tous les jours des ordres aux généraux. Toutes les côtes d'Europe doivent être fermées aux produits anglais. Il faut des hommes aussi : une loi prévoit de lever soixante mille conscrits de vingt ans. Il fait acheter du bois partout, pour construire une flotte.

Il rencontre Fouché, soucieux.

- Vous êtes vous-même, ainsi que nous, un résultat de la Révolution, dit Fouché. Et la guerre remet tout en question.

Napoléon s'emporte. Comment Fouché ne voit-il pas qu'on ne peut reculer là-dessus, sans reculer sur tout ?

- Ce serait contraire à l'honneur. Si l'on cédait sur Malte, les Anglais demanderaient Dunkerque ! Nous ne serons pas les vassaux des Anglais, tant pis pour eux !

Les dés roulent, maintenant.

Napoléon passe à nouveau des nuits paisibles avec Mlle George. Un matin, on lui apporte la première pièce de un franc qui vient d'être frappée. Il la soupèse. Les cinq grammes comportent neuf dixièmes d'argent fin. Voilà une arme et une des raisons de la guerre. Les Anglais ne veulent pas d'une France commerçante et riche, à la monnaie stable. Ils brisent la paix pour étouffer un marchand rival.

Il retourne la pièce. Sous les mots de République française, il voit son effigie.

Il reste longuement ainsi, jouant avec cette pièce, qui est une autre de ses empreintes dans l'Histoire.

Il décide d'aller à la chasse dans les bois qui entourent le palais de Saint-Cloud. Il chevauche dans la forêt. Il est bien dans son corps. La guerre peut venir.

Il reçoit Talleyrand le 1er mai, qui lui présente une lettre de Withworth.

Il la regarde à peine. Les jeux sont faits.

- Si la note contient le mot ultimatum, dit-il, faites-lui sentir que ce mot renferme celui de guerre. Si la note ne contient pas ce mot, faites qu'il le mette, en lui faisant observer qu'il faut enfin savoir à quoi s'en tenir !

On ne peut plus hésiter. Il écoute Talleyrand avancer des arguments pour qu'on négocie encore. Il hausse les épaules, aspire plusieurs prises de tabac, calmement. Il accepte les idées de Talleyrand ; qu'on propose en effet aux Anglais de confier Malte à la Russie, ou bien que les Anglais admettent que les Français s'installent dans le golfe de Tarente en compensation de Malte. Mais il est persuadé qu'ils refuseront.

- D'ailleurs, puisqu'il faut combattre tôt ou tard, avec un peuple auquel la grandeur de la France est insupportable, eh bien, mieux vaut aujourd'hui que plus tard, dit-il.

Il ouvre la fenêtre. Cette journée du 1er mai 1803 est transparente. Des soldats manœuvrent dans les allées du parc, autour du château.

- L'énergie nationale, reprend-il, n'est pas émoussée par une longue paix. Je suis jeune, les Anglais ont tort, plus tort qu'ils n'auront jamais ; j'aime mieux en finir.

Il n'y a plus que quelques jours à attendre, quelques dernières mesures à arrêter. Il aime ce moment, quand l'horizon s'éclaircit et que les lignes deviennent nettes.

Il convoque M. de Barbé-Marbois, ministre du Trésor.

« Mon parti est pris, dit-il. Je donnerai la Louisiane aux États-Unis. » On ne peut la défendre contre les Anglais. « Je leur demanderai une somme d'argent pour payer les frais de l'armement extraordinaire que je projette contre la Grande-Bretagne. »

Attendre encore les réponses de Londres aux dernières propositions.

Il se distrait. Il invite Joséphine, Hortense, Caroline et Cambacérès à monter dans une calèche qu'il décide de mener lui-même dans le parc de Saint-Cloud. Il fouette les six chevaux, qui s'emballent, et il accroche la voiture, qui verse. Il est jeté à terre, contusionné.

On se précipite. Il reste un instant étendu. Il pense à la guerre. À cette suite d'événements imprévisibles qui peuvent changer le cours des choses. Il se redresse, interdisant qu'on le soutienne. De la voiture sortent, indemnes, les passagers.

La nuit tombe. Il entend Joséphine qui propose à Hortense de rester à Saint-Cloud, mais sa fille répond que son mari, Louis, le lui a interdit.

Napoléon crie, sa colère explose, contre son frère et peut-être aussi contre tout ce qui échappe à sa volonté, contre l'avenir qui, à chaque instant, est rempli d'incertitude.

Le 12 mai, Napoléon est à la Malmaison. Il s'est levé plus tôt que d'habitude. Il marche dans le parc. Il entend le galop d'un courrier. Un aide de camp lui apporte un pli. C'est une dépêche de Talleyrand qui annonce que lord Withworth a demandé ses passeports et a quitté Paris. Il doit faire étape à Chantilly, puis gagner lentement, en relais, Calais. Le général Andréossy, l'ambassadeur de France, a déjà quitté Londres et se dirige vers Douvres. Paris est calme, mais de très nombreux badauds silencieux ont guetté le départ de lord Withworth.

La guerre est là.

Napoléon donne un ordre. Il veut partir immédiatement pour Paris.

Aux Tuileries, il confère avec Talleyrand, dicte une ultime proposition pour Withworth, qui sera portée à l'ambassadeur à Chantilly.

Il ne sera pas dit, devant l'Histoire, qu'il n'aura pas tenté jusqu'au dernier moment d'éviter cette guerre, qu'il sait pourtant inéluctable.

Lord Withworth n'a pas répondu.

Napoléon donne des ordres. Que le général Mortier marche vers Le Havre et contrôle la côte. Il passe en revue les six cents élèves du Prytanée du Champ-de-Mars. Le soir, il assiste à une représentation de Polyeucte au théâtre de la République.

L'atmosphère est grave, les vers de Corneille sont écoutés dans une sorte de recueillement. Il lui semble que c'est la première fois qu'il entend :

La vertu la plus ferme évite les hasards