Ils se pressent tous aux réceptions qu'il donne comme Premier consul, dans les pièces du palais du Luxembourg. Ils quémandent un regard, lors des représentations à l'Opéra auxquelles il assiste. Joséphine, lorsqu'il est seul avec elle, lui rapporte ce que l'on dit dans les salons. Connaît-il le quatrain qu'on murmure à Paris ? Il écoute.
Sieyès à Bonaparte a fait présent du trône
Sous un pompeux débris pensant l'ensevelir
Bonaparte à Sieyès a fait présent de Crosnes
Pour le payer et l'avilir...
Elle rit. Sait-il qu'on dit aussi que les deux consuls, Cambacérès et Lebrun, sont comme les deux bras d'un fauteuil dans lequel il est assis ?
Elle voudrait l'entraîner dans leur chambre, mais il l'abandonne. Il lui faut réfléchir.
Dans son cabinet de travail, il lit les rapports de police. L'opinion lui est favorable. Dans un théâtre où l'un des acteurs déclame, à propos d'un personnage de la pièce : « Par son courage, de la mort et du pillage il nous a tous préservés », les spectateurs se sont levés et ont applaudi longuement, certains criant : « Vive le Premier consul ! »
Il doit à tout prix préserver, entretenir ce sentiment de l'opinion.
Un matin, alors qu'il rentre un peu grisé par les acclamations qui ont accompagné sa longue cavalcade dans les rues de Paris, Roederer lui a dit d'un ton précautionneux : « Les acclamations que vous avez entendues ne sont rien en comparaison de celles qu'a excitées La Fayette en 1789 et 1790. »
Et quelques mois plus tard, La Fayette était contraint de s'exiler.
Il faut toujours consolider une victoire.
Le 16 janvier 1800, il convoque un Conseil secret. Il faut parler des journaux, dit-il. Ils font l'opinion de milliers de personnes.
« Qu'est-ce qu'un journal ? Un club diffus. Un journal agit sur ses abonnés à la manière d'un harangueur de club sur son auditoire. »
À quoi servirait d'interdire les discours, qui ne touchent que quelques centaines de personnes, si on laisse circuler les quotidiens, qui en influencent cent fois plus ? Il faut donc supprimer les journaux indociles. Il faut que les rédacteurs soient « des hommes attachés ». Le Conseil approuve, rédige un décret qui supprime soixante journaux sur soixante-treize.
En sortant, il prend le bras de Bourrienne, et murmure : « Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai pas trois mois au pouvoir ! »
Quel aurait été, dès lors, le sens de toutes les batailles qu'il a menées ? À quoi eût servi de vaincre ?
Souvent, dans les soirées au palais du Luxembourg ou à la Malmaison, lorsque Joséphine va de l'un à l'autre des invités, habile et attentive avec chacun, qu'il ait été régicide ou émigré, il écoute les récits de la période révolutionnaire, dont il se rend compte qu'il n'a connu que quelques épisodes. Il a vécu, durant ces dix années, de 1789 à 1799, le plus souvent hors de France. Ce qu'il entend le conforte dans l'idée que, s'il veut étayer son pouvoir, il lui faut être celui qui incarne le retour à l'ordre, à la sécurité, à la paix, après la décennie de la Révolution.
Quand il apprend que Washington est mort, le 14 décembre 1799, il saisit l'occasion.
« Je veux, dit-il à Talleyrand, un deuil national de dix jours, une crémation solennelle au Temple de Mars (l'ancienne église des Invalides). »
Il faut qu'il devienne, dans l'opinion, le Washington de ce pays, celui qui rassemble.
Jacobins ? Émigrés ? « Je me sers de tous ceux qui ont la capacité de marcher avec moi... Des places seront ouvertes aux Français de toutes les opinions, pourvu qu'ils aient des lumières, de la capacité et des vertus. »
Il sait qu'il ne suffit pas de réprimer, de proscrire. Il faut rallier et séduire.
Il écrit au général Jourdan. « Vous avez été froissé dans la journée du 19 brumaire ? Enfin voilà les premiers moments passés, et je désire bien vivement voir constamment le vainqueur de Fleurus sur le chemin qui conduit à l'organisation, à la véritable liberté, au bonheur. »
À un député des Cinq-Cents qui a été proscrit après brumaire, il dit : « Venez à moi, mon gouvernement sera celui de la jeunesse et de l'esprit. »
Ce serait si simple, si le pays avait l'unité et la discipline d'une armée ! C'est sa conviction. Son habileté aussi.
« Le simple titre de citoyen français, dit-il, vaut bien sans doute celui de royaliste, de clichien, de jacobin, de feuillant, de ces mille et une dénominations qu'enfante l'esprit de faction et qui depuis dix ans tendent à précipiter la nation dans un abîme d'où il est temps enfin qu'elle soit tirée pour toujours. »
Il n'ignore pas que, chaque jour, Joséphine reçoit des parents d'émigrés qui veulent obtenir leur radiation de la liste d'émigration. Il connaît les démarches qu'elle entreprend auprès des ministères. Elle tisse pour lui cette toile qui s'étend loin, aux familles de Montmorency, Ségur, Clermont-Tonnerre. Qu'elle continue donc de les accueillir chaque matin dans son salon. Qu'on dise d'elle qu'elle est royaliste ? Qu'importe ! Il tient les rênes du pays. Et il ne craint pas les critiques des « anarchistes », des « exclusifs », ces jacobins irréductibles. Leur heure est passée, pense-t-il. La France a connu le Comité de salut public, les Enragés et Robespierre. La menace jacobine, s'il a été bon de temps à autre de la brandir encore, n'est qu'un épouvantail.
Le péril royaliste est plus sérieux.
Les chouans se battent encore en Vendée. Il leur promet l'amnistie s'ils déposent les armes. Il laisse célébrer les messes le dimanche, jour qui pourtant est effacé des calendriers, puisque le décadi le remplace. Que faire avec les royalistes, sinon comme avec les autres hommes ? Les séduire, les acheter, les menacer et les réduire.
Lorsque Talleyrand, à la mi-décembre, lui annonce qu'Hyde de Neuville, un royaliste qui demeure à Paris, et Fortuné d'Andigné, un des chefs chouans, souhaiteraient le rencontrer, pourquoi hésiter à les recevoir ?
Talleyrand introduit les deux hommes, avec sa politesse d'Ancien Régime. Napoléon est courtois et compréhensif.
Il lit, dans les yeux de D'Andigné et de Neuville, l'étonnement. Les deux royalistes ont l'allure soignée d'aristocrates et il a, à dessein, choisi une tenue négligée, une tunique de couleur verdâtre. Mais, en quelques minutes, il impose son ironie mordante, son cynisme.
- Vous me parlez toujours du roi, vous êtes donc royalistes ? demande-t-il.
Il s'étonne. Comment peut-on suivre un prince qui n'a pas eu le courage de prendre une barque de pêcheur pour rejoindre ses fidèles qui combattent ? Que vaut un roi qui n'a jamais tiré l'épée ?
- Mais moi, je ne suis pas royaliste, conclut-il.
Il s'approche de la cheminée, se tourne brusquement vers d'Andigné.
- Que voulez-vous être ? interroge-t-il. Voulez-vous être général ? préfet ? Vous et les vôtres, vous serez ce que vous voulez être.
Une fois l'appât jeté, il faut attendre. Mais ces deux hommes ne semblent pas tentés. Il faut les flatter, leur dire qu'on comprend leur combat, qu'on est prêt à rétablir les libertés religieuses.
- Moi aussi, je veux de bons prêtres. Je les rétablirai. Non pas pour vous, mais pour moi...
Il jette un coup d'œil à Hyde de Neuville. Celui-ci a l'air plus roué que d'Andigné. Il faut essayer d'établir avec lui une complicité.
- Ce n'est pas que nous autres nobles ayons beaucoup de religion, reprend-il, mais elle est nécessaire pour le peuple.
Ils se taisent. Alors il faut les menacer.
- Si vous ne faites pas la paix, je marcherai sur vous avec cent mille hommes. J'incendierai vos villes, je brûlerai vos chaumières.