Выбрать главу

Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte

Il refoule une inquiétude qui monte.

J'ai de l'ambition mais plus noble et plus belle

Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle

Et chaque vers bientôt lui parle au présent :

Périssant glorieux, je périrai content

Je le ferais encor si j'avais à le faire

Le 20 mai, alors qu'il est dans son cabinet des Tuileries, les premiers courriers arrivent en même temps que s'amoncellent les dépêches du télégraphe. Ils annoncent que l'Angleterre a décrété à compter du 16 mai, sans déclaration de guerre, la saisie des navires français et hollandais et de leurs marchandises. Déjà certains courriers rapportent l'arraisonnement de nombreux vaisseaux. Peut-être seront-ils plusieurs centaines à être ainsi capturés, dans ce qui est encore la paix.

Napoléon ordonne qu'à quinze heures des orateurs du gouvernement annoncent devant les trois Assemblées la rupture de la paix d'Amiens. Et, en réponse à l'acte de piraterie anglais, il prescrit l'arrestation de tous les sujets britanniques.

Il va et vient lentement dans son cabinet, passe dans la pièce contiguë où sont déroulées les cartes.

Après dix ans de guerre, la paix d'Amiens n'aura survécu qu'une année !

Et cette guerre qui commence, combien durera-t-elle ?

Il se penche sur la carte de la région de Boulogne. Il suit du doigt les côtes françaises puis anglaises.

- Puisque les Anglais veulent nous forcer à sauter le fossé, dit-il, nous le sauterons.

Il regagne son cabinet.

- En trois jours, reprend-il, un temps brumeux et des circonstances un peu favorables peuvent me rendre maître de Londres, du Parlement, de la banque. Les Anglais pleureront la fin de cette guerre avec des larmes de sang.

Le soir du 25 mai, il se rend au Théâtre-Français, où l'on donne une représentation de Tartuffe.

Dans la nuit, il retrouve Mlle George.

Ordre a été donné à tous les militaires en congé de rejoindre « les drapeaux ».

20.

Napoléon s'installe dans la voiture qui s'ébranle, cahotant sur les pavés de la cour du château de Saint-Cloud. Il laisse à peine le temps à Méneval de sortir ses plumes et ses encriers, de préparer les feuilles de papier, et déjà il commence à dicter.

« Décision. Duhamel, ancien militaire, demande à conserver un habit et une capote d'uniforme qu'on veut lui retirer. Renvoyé au colonel général Bessières pour faire rendre justice à ce vieux soldat. »

Il ne regarde pas son secrétaire. Il se tient immobile, les yeux grands ouverts, comme si devant lui se déroulaient les lettres auxquelles il doit répondre, les proclamations qu'il doit lancer, les ordres qu'il doit donner. Il aime dégorger sa tête pleine. Il éprouve à dicter un plaisir physique. Sa mémoire se libère. Il parle d'une voix tendue, comme s'il lisait ce qu'il énonce. Il change à peine de ton.

« À Joséphine, à Plombières

« Ta lettre, bonne petite femme, m'a appris que tu étais incommodée. Corvisart m'a dit que c'était bon signe, que les bains te feraient l'effet désiré et qu'ils te mettraient dans un bon état. Cependant, savoir que tu es souffrante est une peine sensible pour mon cœur.

« J'ai été voir hier la manufacture de Sèvres et Saint-Cloud.

« Mille choses aimables pour tous.

« Pour la vie.

« Bonaparte »

Il se tait quelques minutes. La plume de Méneval crisse sur le papier.

Joséphine court après sa fécondité. Corvisart prétend qu'il peut lui rendre ses règles. Y est-il parvenu ? Et même si cela était, un enfant naîtrait-il ? Un fils, qui pourrait être l'héritier ?

Napoléon reprend.

« Le général Sébastiani doit rappeler aux hussards qu'un soldat doit être cavalier, fantassin, canonnier, qu'il est là pour se prêter à tout. »

Il songe à la guerre tout en continuant de dicter.

Il n'y a que deux voies pour abattre l'Angleterre, franchir la mer et marcher sur Londres, ou bien dominer l'Europe tout entière, et la fermer aux produits anglais, par un blocus continental.

Il a déjà choisi la première voie. Tout n'est plus désormais qu'une question d'organisation, de volonté et d'obstination. Il doit susciter les énergies, les rassembler en un seul faisceau.

Il écrit à chacun des amiraux, Bruix, Ganteaume, Latouche-Tréville, et au ministre de la Marine, Decrès. Il faut les convaincre que, malgré la disparité des forces, de un à trois en faveur de l'Angleterre, qui aligne cent vingt mille matelots et plus de cent vingt navires, il est possible de faire traverser la mer à des dizaines de milliers d'hommes, ceux-là mêmes qui sont déjà en marche vers Boulogne, où l'on prépare les camps pour les recevoir.

Il dicte encore, pour qu'on mette partout en construction des navires, au Havre, à Cherbourg, à Toulon, à Brest, à Gênes et même à Paris, quai de la Rapée, où l'on doit lancer des péniches et des bateaux à fond plat.

Il a eu l'idée, en questionnant l'ingénieur de la Marine, Sganzin, et Forfait, expert en construction navale, de concevoir une flottille de petits navires. Ces chaloupes canonnières, ces bateaux canonniers, ces péniches transporteront chacun une centaine de soldats, des canons. Ils seront capables de naviguer à rames et à voiles, alors que le beau temps peut immobiliser les gros navires.

Il ne dicte plus. Il voit ces milliers de bâtiments harcelant les vaisseaux de ligne anglais.

Il faudrait plus de deux mille navires. Il faudrait utiliser pour la traversée les deux ou trois jours - il y en a en toute saison - où la mer est calme. Dût-on sacrifier cent de ces embarcations, que l'opération serait cependant possible. On pourrait réunir plus de cent soixante mille hommes, dont cent vingt mille à Boulogne.

Et si on ajoutait à cela, déjà suffisant pour réussir, les flottes de haut bord venues de Toulon, de Brest, de Ferrol et du Texel, capables de tenir, ne fût-ce que trois jours, la mer, et de fixer ainsi l'escadre anglaise, alors la réussite serait certaine.

Il ne jouera que quand il aura toutes ces cartes en main. « À la guerre, rien ne s'obtient que par le calcul, dit-il à Méneval. Tout ce qui n'est pas profondément médité dans les détails ne produit aucun résultat. »

Il se laisse aller contre le siège de la banquette.

« Et puis, murmure-t-il, il y a les circonstances imprévues, qui font échouer les bons plans de bataille et parfois réussir les mauvais. »

Lorsque la voiture traverse la place Vendôme, il la fait ralentir, puis tourner autour de la place et s'arrêter quelques instants.

Il imagine le monument auquel il songe depuis longtemps, peut-être depuis que Fontanes, l'amant de sa sœur Élisa, le compare sans cesse à Charlemagne.

Il descend de voiture, marche jusqu'au milieu de la place. Peut-être est-il en effet de la race des bâtisseurs d'empire ?

Des passants se sont arrêtés et l'acclament. Il remonte en voiture et commence à dicter.

« Il sera élevé à Paris, au centre de la place Vendôme, dicte-t-il, une colonne à l'instar de celle érigée à Rome en l'honneur de Trajan. La colonne sera surmontée d'un piédestal terminé en demi-cercle, orné de feuilles d'olivier et supportant la statue pédestre de Charlemagne. »

Il gagne son cabinet. Il continue de dicter. Il faut que toutes les fonderies de la République soient au travail, jour et nuit.

Il marche, les mains derrière le dos. Il prise.

Il faut prendre les dispositions pour armer et atteler quatre cents bouches à feu de campagne, sans compter l'artillerie de siège.

Où en sont les constructions de chaloupes ?