Il harcèle les chefs de chantier par de brèves dépêches, qu'on fait porter par courrier, quai de la Rapée et quai de Bercy.
Il faut que les troupes manœuvrent par tout temps, que les bâtiments sortent en mer, affrontent les frégates anglaises. Il faut construire des forts à l'entrée de Boulogne. Il faut, il faut, il faut...
Il veut tout voir par lui-même.
Il monte dans une péniche, quai des Invalides, et il commande la manœuvre cependant que, sur les berges, la foule s'agglutine, le reconnaît, l'applaudit. Il se met aux avirons, en aval du pont de la Concorde.
Il voudrait pouvoir ramer ainsi jusqu'à Londres.
Bientôt il sera à la tête de la « Grande Armée » d'Angleterre, et le temps viendra de l'invasion.
Il reçoit Philippe de Cobenzl, le cousin du chancelier d'Autriche. Il devine Cobenzl à l'affût d'informations. Vienne, comme Berlin, ne sait que penser de cette guerre qui commence. Les Autrichiens ont vu leur influence réduite en Allemagne, depuis la réorganisation sous inspiration française des principautés allemandes. L'empereur d'Autriche ne sera plus jamais empereur d'Allemagne.
J'ai obtenu cela.
- Les guerres inévitables sont toujours justes, commence Napoléon.
Puis, d'une voix égale, comme si cela n'avait aucune importance, il ajoute :
- Cette guerre entraînera nécessairement après elle une guerre sur le continent. Pour ce cas...
Il observe Cobenzl. L'homme fera son rapport à Vienne. Les choses ainsi seront claires.
- Pour ce cas, reprend Napoléon, je devrais avoir de mon côté l'Autriche ou la Prusse. Il me sera toujours facile de gagner la Prusse en lui donnant un os à ronger. Je n'ai en Europe que l'Autriche à redouter.
À Vienne de décider quel sera son camp. Il scrute le visage de Cobenzl.
L'Autriche se déterminera en raison de ma force ou de ma faiblesse. Est-il une autre loi ?
Il faut donc que je sois fort, invincible.
Et, pour cela, il faut qu'il veille personnellement à chaque détail.
Il va donc inspecter le camp de Boulogne, y choisir des résidences fixes qu'il retrouvera à chacun de ses séjours. Il participera aux manœuvres des troupes. Il veut les voir embarquer puis débarquer.
Il dit à Duroc : « La présence du général est indispensable : c'est la tête, c'est le tout d'une armée. »
Il partira donc pour Boulogne le 24 juin 1803.
Il a décidé de l'importance du cortège qui visitera d'abord les villes du Nord. Il veut un détachement de la garde consulaire, des aides de camp, le ministre de la Marine Decrès, et celui de l'Intérieur Chaptal, l'amiral Bruix, les généraux Soult, Marmont, Duroc, Moncey et Lauriston.
Le matin du départ, il choisit avec soin son uniforme. Commander, c'est être vu. Il portera celui des chasseurs des Guides, habit vert, garniture orange, et le petit chapeau de feutre noir sans galon mais avec une cocarde tricolore.
Il entre dans les appartements de Joséphine. Il veut qu'elle soit du voyage, comme une souveraine accompagne le roi.
Il s'approche d'elle, touche les plis de la tunique de mousseline de l'Inde et secoue la tête.
Il aime mieux, dit-il, qu'elle porte des vêtements de couleur, en taffetas ou en satin de soie qu'on fabrique à Lyon, et non ces tuniques en tissu anglais.
Il ne l'écoute pas cependant qu'elle se jette sur un canapé, qu'elle cache son visage derrière un mouchoir, qu'elle pleure. Elle ne peut pas renoncer à ses vêtements de mousseline, à cette tunique que toutes les femmes portent, à Paris.
Elles l'abandonneront, dit-il brutalement. Qu'elle cesse de pleurnicher.
« Souviens-toi que tu n'as plus quinze ans, ni même trente, pour faire ainsi l'enfant ! »
Il lui donne quelques instants pour se changer.
Sait-elle qu'on est en guerre avec l'Angleterre et qu'il a décidé d'interdire les produits d'origine anglaise ?
Elle est l'épouse du Premier consul. Elle doit donner l'exemple.
Elle a obéi, choisi un vêtement en tissu taffetas de couleur bleue, ample. Il lui sourit, puis il se dirige vers sa berline de voyage, dont les quatre chevaux piaffent.
Il va pouvoir continuer à travailler. Méneval a déjà préparé les dossiers enfouis dans les tiroirs qui sont placés à cet effet dans la berline.
Napoléon donne le signal du départ. La route est ouverte par la première voiture, celle du service, dans laquelle ont pris place les fourriers chargés de préparer le relais. Derrière la berline, une troisième voiture transporte la suite du Premier consul. D'un geste, il a invité Joséphine à monter près de lui, mais elle n'ira pas jusqu'à Boulogne. Elle doit le quitter à Amiens.
Il veut savoir si, dans ces villes du nord de Compiègne, Montdidier, Amiens, Abbeville, la fin de la paix a provoqué un changement dans l'opinion. Il est vite rassuré. L'accueil est partout enthousiaste.
Il est heureux de se retrouver seul à partir d'Amiens. À Abbeville, tôt le matin, il parcourt les côtes à cheval durant près de six heures. Le vent est frais, la journée belle, la mer calme. Au loin, il aperçoit les voiles d'une croisière anglaise. Il s'arrête. Au bout du regard, dans la brume, il lui semble qu'il distingue les falaises de la côte anglaise.
À Boulogne, la population est dans la rue pour l'accueillir, bien qu'il y arrive le 29 juin à vingt-deux heures. Il parcourt rapidement les pièces de la maison que, place Godefroy-de-Bouillon, on lui a destinée. Mais il est impatient. Il monte sur la terrasse d'où l'on peut apercevoir le port et la rade qu'éclaire la lune.
Il reste là longtemps. Au-delà des jetées, c'est comme s'il voyait, à l'horizon, une ligne de front. Il voudrait pouvoir bondir, engager la bataille. Il redescend, convoque le ministre de la Marine, Decrès, dicte, donne des ordres, établit les plans des camps, des ports qu'il veut voir construire ou agrandir.
Il dort deux heures à peine et, à trois heures quinze, il est déjà sur les remparts. Les ouvriers sont au travail. Il veut tout voir. La côte, les bassins, les premiers éléments des trois forts qu'il a choisi de faire construire.
On rassemble d'immenses pieux qui seront plantés dans le sable, au milieu de la passe, et sur lesquels on construira une redoute, armée de plusieurs pièces d'artillerie.
Il se rend sur la falaise d'Odre. Ici, on élèvera des baraques, pour lui et l'amiral Bruix, qui commandera la flotte, et une autre pour les généraux et le ministre de la Marine.
Il ne ressent pas la fatigue, mais une grande paix. Il agit. Les idées deviennent des actes, des soldats, des ouvriers et des marins.
À dix heures, alors que le soleil est déjà haut, il fait sortir les canonnières et les chaloupes armées pour qu'elles manœuvrent sous ses yeux. À ce moment apparaissent deux frégates anglaises, et les canonnières engagent le feu. Quand elles se retirent, les vivats éclatent. Voilà ce qu'il faut aux soldats : le combat, la victoire. Il n'est pas de meilleure façon de donner du courage.
Lorsqu'il rentre à Boulogne, à onze heures, les notables sont là pour l'accueillir. Il voit s'avancer vers lui l'évêque d'Arras, Mgr de la Tour d'Auvergne.
Il écoute le discours de l'ecclésiastique.
- Dans ce diocèse, dit d'une voix émue Mgr d'Auvergne, votre évêque d'Arras met sa gloire à augmenter le nombre des amis de Napoléon. Il sent tout le prix du rétablissement de la religion de ses pères...
Napoléon en est sûr, il tient ce pays. Il tient la « Grande Armée ».
- Aidé du bon droit et de Dieu, répond-il, la guerre, quelque malheureuse qu'elle puisse être, ne réduira jamais le peuple français à fléchir devant ce peuple orgueilleux qui se fait un jeu de tout ce qui est sacré sur la terre...
Il sait qu'on le suivra là où il voudra aller. De l'autre côté de la mer. Et plus loin encore.