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Il va d'une ville à l'autre : Dunkerque, Lille, Nieuport, Ostende, Bruges, Gand, Anvers, Bruxelles, Maastricht, Liège, Namur, Mézières, Sedan, Reims. Il ne se lasse pas de ces réceptions, de ces chevauchées. Il galope en avant d'une petite escorte. Il visite les ports, les fortifications, les églises et les manufactures.

Il se sent chez lui dans ces contrées qui maintenant font partie de la France. Est-ce la France, ou son Empire ? Le mot lui vient souvent en tête, quand il reçoit les députations bruxelloises, quand, avec le cardinal Caprara, qui a accepté de l'accompagner comme s'il était un souverain - et ne l'est-il pas ? -, il évoque la situation de l'Église de Belgique.

Il aime cette vie de course, quand il a la sensation physique d'aller plus vite que le temps, de s'élancer vers son avenir.

À chaque étape, il travaille, il écrit, il dicte. Le 12 juillet, il met au point le plan d'ensemble de descente en Angleterre. Il se penche sur les cartes, vérifie le nombre des bateaux plats dont il a ordonné la construction. Il convoque les amiraux, les ministres, les généraux.

S'il lui fallait une preuve qu'il est leur chef, il la trouverait en les voyant épuisés, somnolents. Et il faut qu'il leur insuffle son énergie, qu'il les réveille, eux, comme les conseillers d'État qui, lors de la préparation du code civil, s'endormaient durant la discussion des articles.

D'où lui vient cette force ? Cette impossibilité de rester immobile ? Cette obligation d'aller de l'avant, vite, jusqu'au terme.

Quel terme ?

Il a trente-quatre ans dans quelques jours. Voilà près d'un mois qu'il a quitté Paris, et quand la berline s'engage sur la route qui conduit au château de Saint-Cloud, ce 11 août 1803, en fin de journée, il pense à tous ces paysages traversés qu'il a dévorés jour après jour, à ce « délire d'admiration » qui l'a accompagné tout au long de ce voyage.

Il arpente les galeries du château, les salons, retrouve son cabinet de travail et aussitôt commence la lecture des dernières dépêches.

Il rejette les papiers qu'il vient de lire, serre les poings, prise tout en grommelant. L'énergie qui bout en lui ne trouve plus le moyen de s'épancher. Il s'indigne. L'amiral Truguet lui écrit qu'il faut renoncer à toute idée de descente en Angleterre car la marine n'est pas prête. Mais que sont donc ces hommes-là ? ! L'Angleterre vient de décréter la levée en masse de tous les hommes de dix-sept à cinquante-cinq ans ! Les Anglais, eux, savent que le débarquement est possible. Et ils sont prêts à tout pour se défendre. Quels assassins ont-ils payés ? Georges Cadoudal, une nouvelle fois ?

Il lit, le visage crispé par la fureur, une lettre dans laquelle un espion assure que le comte d'Artois, en compagnie des généraux Pichegru et Dumouriez, ont passé une revue de troupes en Angleterre. Et Georges Cadoudal aurait gagné la France.

Brigands ! Ce n'est pas seulement le Premier consul qu'ils veulent tuer, mais le fils de la Révolution. Eux, Pichegru, Dumouriez que la Révolution a faits aux côtés d'un chouan !

Il se souvient. Il va célébrer la fête de la République et, mieux, accorder une pension à Charlotte Robespierre, la sœur de Maximilien, en souvenir des temps passés à Nice, et parce que, après tout, Robespierre avait cherché à sa manière à fixer le cours de la Révolution et qu'on a fait de lui un bouc émissaire commode.

Brigands !

Peut-être Fouché a-t-il raison, et le danger n'est-il pas du côté des vieux jacobins, mais parmi ces brigands à la solde de l'Angleterre et des Bourbons.

Desmarets, qui a la charge de la Police secrète, ne vient-il pas d'annoncer l'arrestation de deux hommes de Georges Cadoudal, Quérelle et Sol de Grisolle, dont le but ne peut être que de m'assassiner ?

Mais faut-il accorder de l'importance à ces brigands au moment où je m'apprête à la plus grande des guerres ?

Il pense aux vers de Cinna, la pièce de Corneille qu'il préfère et dont il récite souvent à voix basse de longues tirades :

S'il est pour me trahir des esprits assez bas

Ma vertu pour le moins ne me trahira pas

Il entre en répétant ces vers dans les salons de Saint-Cloud, où Joséphine reçoit.

Mme de Rémusat, l'une de ses dames de compagnie, l'a sans doute entendu. « Cinna ? », murmure-t-elle.

Elle est belle, vêtue de taffetas rouge et bleu. Il a envie de parler. Il dit : « La tragédie doit être placée encore plus haut que l'histoire, elle échauffe l'âme, élève le cœur. La tragédie peut et doit créer des héros... »

Il ne répond pas à Cambacérès, qui lui parle de la Grande Armée, de la peur qu'elle inspire à l'Angleterre.

Il récite :

Si tel est le destin des grandeurs souveraines

Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines

Pour elles rien n'est sûr ; qui peut tout droit tout craindre

Quoi ! Tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné !

Il fixe Mme de Rémusat.

- Il n'y a pas si longtemps que je me suis expliqué le dénouement de Cinna, dit-il. La clémence est une si pauvre et petite vertu, quand elle n'est point appuyée sur la politique, que celle d'Auguste devenu tout à coup un prince débonnaire ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois, l'acteur Monvel, en jouant devant moi, prononça « Soyons amis, Cinna », d'un ton si habile et si rusé que j'ai compris que cette action n'était que la feinte d'un tyran, et j'ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment.

Il s'éloigne de quelques pas, regarde l'un après l'autre les invités de Joséphine, puis, fixant cette dernière, il ajoute :

- Il faut toujours dire ces vers de manière que de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé.

Il quitte le salon.

Ce soir, il a décidé de se rendre seul au Théâtre-Français, où Talma interprète Cinna en compagnie de Mlle George.

21.

Napoléon est assis sur le tapis, devant la cheminée. Il a le regard perdu dans le feu qui crépite. Il ne regarde pas Mlle George, qui s'est installée près de lui et qui tourne le dos au foyer. Elle a enveloppé son corps nu d'un grand châle de soie jaune.

C'est le milieu de la nuit.

Il est partagé entre la rancœur et la fureur. Il se répète ce qu'il a dit à Joséphine avant de gagner ses appartements privés, où il sait que Georgina l'attend : « Il faudra que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. »

C'est ce qu'il pense depuis toujours, depuis le collège d'Autun, lorsque son père l'a laissé seul, depuis l'école de Brienne, lorsqu'il était en butte aux moqueries de ses camarades. Depuis toujours, donc. Il ne devrait pas être surpris. Et cependant il voudrait autre chose. Parce qu'il continue de croire que les siens, sa famille, ceux pour lesquels il a tant fait, devraient l'aider, comprendre ce qu'il veut, se soumettre eux aussi, comme il le fait lui-même, à la grande loi supérieure du destin et de l'ambition. Mais c'est chaque fois la déception.

Il répète : Mme Jouberthon ! Mlle Paterson !

Georgina se rapproche, lui effleure l'épaule, mais elle cesse aussitôt. Il ne supporte même pas son contact. Seul. Voilà ce qu'il est.

Mme Jouberthon, une femme divorcée, veuve d'un agent de change, femme légère, dit-on, et qui est devenue, parce qu'elle a épousé Lucien, une Mme Bonaparte !

Mlle Paterson, une jeune Américaine de Baltimore, dont le représentant de la France aux États-Unis a annoncé que Jérôme Bonaparte, qui a abandonné le navire, s'est follement épris et compte l'épouser sous peu !