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Jadis, d'Italie, c'était lui qui écrivait cette sorte de lettre.

Il revoit Joséphine et Mme de Rémusat côte à côte dans la salle des Tuileries où, le 15 janvier 1804, Joséphine donne ce qu'elle appelle un « petit bal ».

Il sourit à l'une et à l'autre mais refuse de danser, parlant avec Portalis, Lebrun, Girardin.

Il peut en quelques phrases les faire changer d'avis. Il les bouscule comme un bataillon de jeunes recrues. Ils ne sont pas de taille. Portalis défend la liberté de la presse ? Elle rétablirait bien vite l'anarchie, affirme Napoléon.

- Si les journaux pouvaient tout dire, Portalis, ne diraient-ils pas que Portalis a été un bourbonien dont je dois me méfier ? Qu'il a été favorable à leur cause en telle ou telle circonstance ?

Portalis toussote, baisse les yeux.

- Mais tout est oublié, mon cher Portalis.

Il fait quelques pas, regarde les couples danser. Ici se côtoient l'ancien et le nouveau, l'aristocrate et celui qui fut régicide. Cambacérès est à côté de M. de Rémusat.

- Dans ce pays, poursuit Napoléon, les éléments d'anarchie sont encore existants. Le nombre de gens qui n'ont rien est augmenté de ceux qui ont eu beaucoup. Il n'existe pas dans le clergé, dans le civil, dans le militaire, dans les finances, un seul emploi qui n'ait deux titulaires, l'ancien et le nouveau. Voyez que de ferments de révolution tout cela provoque !

Il fait quelques pas, salue d'un nouveau sourire Mme de Rémusat.

C'est pour cela, explique-t-il, qu'il a établi le livret ouvrier, pour contenir ces ferments, pour que le patron sache tout de celui qu'il emploie, qu'il en soit le chef.

- Mais les partis complotent, reprend-il. Ils savent que, moi vivant, aucune tentative ne peut réussir.

Il prise, puis croise les mains derrière le dos.

- Le but de leurs complots, c'est moi, dit-il. Moi seul. Bourboniens, terroristes, tous s'unissent pour me poignarder.

Des yeux, il fait le tour de la salle, et ajoute tout en se dirigeant vers Cambacérès :

- J'ai pour me défendre ma fortune, mon génie et mes gardes.

Il traverse la salle d'un pas rapide, invite Cambacérès à le suivre dans son cabinet de travail.

Il prend sur la table une lettre de Desmarets. Le responsable de la Police politique lui rappelle que cinq « brigands » bourboniens sont emprisonnés au Temple, et demande ce que doit être le sort de ces individus - Picot, Lebourgeois, Ploger et, d'abord Desol de Grisolles et Quérelle, ces deux derniers ayant été liés à Georges Cadoudal.

Napoléon lit la lettre. Il veut, dit-il, qu'on traduise d'urgence ces cinq hommes devant une commission militaire. Qu'on les juge. Qu'on les condamne. « Et ils parleront avant de se laisser fusiller », conclut-il. Puis il ajoute :

- Je sens l'air plein de poignards.

Sixième partie

Je suis la Révolution française et je la soutiendrai

Janvier - 28 juin 1804

22.

Napoléon avance lentement sur le front des troupes, à moins d'un mètre de la première rangée de soldats. Il s'arrête tous les trois ou quatre pas. Il regarde l'homme qui est en face de lui dans les yeux. Il reconnaît celui-là. Il interroge celui-ci. Égypte, Italie ? Il dit quelques mots. Il prend son temps.

Il se sent invulnérable. Et pourtant il suffirait d'un seul de ces hommes pour que tout s'arrête. Il imagine le coup de poignard d'un soldat ou d'un officier sorti des rangs et se précipitant, l'arme levée. On le frapperait là, à la gorge. Ou bien, d'une fenêtre du palais, on tirerait. Il fait une belle cible, dans la cour des Tuileries.

Il aperçoit, à la fenêtre du palais qui est proche de celle de son cabinet de travail, le conseiller d'État Réal. Réal a peur. Réal lui a conseillé de ne pas participer à la revue des troupes. Napoléon n'a même pas répondu. Il savait avant même que Réal parle, rapporte les aveux de ce royaliste, Quérelle, avant d'être fusillé, - les hommes sont ce qu'ils sont -, qu'on avait lancé les chiens contre lui. Combien de brigands pour le traquer ? Combien d'argent pour réussir enfin à tuer le Premier consul ?

Tous les rapports qui depuis plusieurs semaines arrivent d'Angleterre lui ont fait penser cela. Georges Cadoudal, disent les espions, vit à Londres dans l'opulence, réunissant des chouans. Autour du comte d'Artois et du duc de Berry, on ne parle que d'expéditions en France. Ces MM. de Polignac, Armand et Jules s'en vont proclamer partout qu'ils vont défier le Premier consul Buonaparte.

C'est si simple, pour l'Angleterre, de payer des assassins, alors qu'il est impossible pour elle de battre la Grande Armée et qu'elle craint l'invasion.

Si je meurs, que reste-t-il de mon œuvre ? Sans moi, tout peut s'effondrer. Sans moi, l'Angleterre est victorieuse.

On doit donc me tuer.

C'est la bataille qu'il faut affronter avant de livrer le combat des armées.

Napoléon s'est à nouveau arrêté de marcher dans la cour des Tuileries. Le vent tourbillonne. Il est glacial. Les visages sont rouges. Le froid s'insinue sous la redingote. Les doigts, malgré les gants, sont gourds. Mais il doit s'attarder, s'exposer aux exécutions.

Le royaliste Quérelle a parlé parce qu'il avait peur de mourir, qu'il tremblait à l'idée d'affronter les fusils du peloton d'exécution.

Je ne crains que la défaite.

Vais-je trembler pour une poignée de brigands ?

Il quitte la cour des Tuileries lentement.

Réal s'avance à sa rencontre. Il a le visage en sueur. Tout en marchant, Napoléon lui annonce qu'à partir d'aujourd'hui, ce 29 janvier 1804, Réal est chargé « sous la direction du Grand Juge, de l'instruction et de la suite de toutes les affaires relatives à la tranquillité de la République ».

Napoléon, de l'avant-bras, écarte les papiers qui se trouvent sur la table placée au centre de son cabinet de travail.

Plus rien ne compte à partir d'aujourd'hui que cette bataille. Non pour défendre sa vie. Le destin y pourvoira. Et il sent en lui tant de force et d'énergie, qu'il n'a pas d'inquiétude. On ne réussira pas à le tuer. Mais il faut extirper le mal, tout le mal. Trancher, car les conspirations sont une gangrène.

Cadoudal, selon Quérelle, a donc débarqué en France, il serait à Paris, avec une bande de chouans, pour s'emparer de ma personne, me tuer au terme d'une embuscade ?

Il faut que Quérelle dise tout. Qu'on retrouve, à partir de la falaise de Biville où les chouans débarquent entre Dieppe et Le Tréport, tous les gîtes où ils se sont abrités, les complices qui les ont aidés.

- Je veux tout. Les lieux, les hommes, toutes les branches de la conspiration. Tout.

Réal a été l'homme de Fouché. Même si celui-ci n'est plus ministre, il reste un allié précieux. C'est lui qui, il y a peu, parlait aussi de « l'air plein de poignards ». Il faut s'appuyer sur Fouché.

Je peux compter sur lui. Mais sur qui d'autre ?

Murat, gouverneur militaire de Paris depuis le 15 janvier. Le général Savary, commandant de la gendarmerie d'élite.

- Il faut qu'à chaque moment je sache, dit Napoléon à Réal. La chasse est ouverte. On a voulu faire de lui le gibier. On va savoir pour qui sonne l'hallali.

C'est un mois de février glacial. Napoléon se lève encore plus tôt que de coutume et se rend aussitôt dans son cabinet de travail aux Tuileries.

Le feu dans la cheminée ne cesse jamais.

Il reste parfois de longues minutes immobile, les mains placées au-dessus des flammes, les yeux fixes.

Les rapports de Réal s'entassent. Les messages de Savary se multiplient. Le général s'est rendu au lieudit la falaise de Biville. Ses gendarmes et lui se sont déguisés en paysans ou contrebandiers. La falaise est partagée par une faille qu'empruntent, à l'aide de cordes, les contrebandiers qui s'élèvent ainsi sur deux cents ou trois cents pieds. Le relief correspond point par point à ce qui a été décrit par Quérelle dans sa prison du Temple. On a arrêté un certain Troche, horloger à Eu, qui a assisté - et aidé - à trois débarquements. Il a servi de guide. Il ne connaît pas le nom des personnalités entrées en France, mais il s'agit de gens de qualité, et même de généraux. Il peut attester du débarquement de Cadoudal.