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Cadoudal est donc bien en France depuis des semaines, caché à Paris.

Tout à coup la colère saisit Napoléon. Est-ce possible qu'on ne le trouve pas ?

Il se souvient de cette rencontre ici, aux Tuileries, avec ce chouan au corps de taureau, au visage énorme. Il se souvient de la brutalité de l'homme, de sa haine.

Il convoque Réal.

Que sait-on de plus ? Il veut qu'on lui envoie des courriers à chaque arrestation, à chaque aveu.

Il veut que Réal, chaque jour, lui apporte les résultats de l'enquête.

Il se calme, reste seul.

Réal, Murat et Savary ne voient qu'un aspect de cette guerre. Ce sont, comme sur un champ de bataille, de bons et fidèles exécutants. Mais lui, général en chef, imagine et pressent. Cette conspiration est à la mesure des enjeux du moment. Immenses. Donc, les ramifications doivent aller loin, profond. Parce qu'il s'agit, pour Londres, qui paie les conjurés et les transporte jusqu'en France, de gagner la guerre qui vient de commencer.

En me tuant pour briser l'énergie du pays.

Sur qui peut-elle compter ici ? Les vieux opposants, les généraux jaloux. Il pense à Moreau qui s'est retiré dans sa terre de Grosbois, dont les rapports des espions de police disent qu'il se moque des capucinades du Concordat, de la Légion d'honneur, du roi Premier consul. Il a, au cours d'un dîner, décoré son cuisinier de l'ordre de la Casserole. Sa femme est une créole d'une famille rivale de celle de Joséphine. Elle a refusé de porter le deuil après la mort du général Leclerc. Moreau, dont l'ambition et la jalousie recuisent depuis des années, est peut-être celui qu'à Londres on a choisi pour succéder au Premier consul.

Moreau ! D'autres généraux sans doute, Pichegru, qui est en exil à Londres, Augereau, Bernadotte ? Ils doivent attendre un signal. Et lié à eux, les Bourbons qui paradent, rêvent vengeance, rétablissement de la monarchie.

Napoléon tisonne le feu.

C'est la dernière épreuve avant la vraie bataille.

On a arrêté Picot, un domestique de Cadoudal, annonce Réal. On a arrêté Bouvet de Lozier, qui fut adjudant général de l'armée des Princes, et est le principal officier de Cadoudal.

Il a tenté de se suicider, dit Réal. On le ranime. Il veut parler. Voici ce qu'il a commencé à écrire : « C'est un homme qui sort des portes du tombeau encore couvert des ombres de la mort, qui demande vengeance de ceux qui par leur perfidie l'ont jeté lui et son parti dans l'abîme où il se trouve. »

C'est comme si le front ennemi, tout à coup, en un point, s'effondrait.

C'est là qu'il faut jeter toutes les forces. Réal doit interroger Bouvet de Lozier jusqu'à ce qu'il ait tout dit. Tout. Un homme qui a vu la mort n'est plus le même.

J'attends.

Le 13 février 1804, à sept heures du matin, Réal se présente.

Napoléon est dans son cabinet de toilette en compagnie de Constant. Il se rase.

Il interroge Réal du regard. Celui-ci a le visage marqué par une nuit d'insomnie.

Il est impatient, jette un coup d'œil à Constant. Napoléon paraît ne pas prêter attention à la présence du valet de chambre.

- Bouvet de Lozier..., commence Réal, puis il s'interrompt.

- Les généraux Moreau et Pichegru..., reprend-il d'une voix aiguë, exaltée.

Deux noms qui tonnent, qui confirment ce que je pressentais.

Napoléon se précipite, met la main sur la bouche de Réal, l'entraîne dans sa chambre, loin de Constant.

Il écoute le rapport. Il imaginait et, pourtant, au fond de lui, il ne pouvait croire à la trahison de Moreau. Mais le témoignage de Bouvet de Lozier est accablant. Moreau a rencontré le général Pichegru, rentré en France par la falaise de Biville. Il s'est concerté à plusieurs reprises avec lui. Sur le boulevard de la Madeleine, Pichegru a organisé une rencontre entre Moreau et Cadoudal. Les trois hommes ont parlé plusieurs minutes ; selon Bouvet de Lozier, Cadoudal est parti furieux. Moreau et Pichegru souhaitaient certes renverser le Premier consul, mais à leur profit. Moreau remplaçant Napoléon, mais refusant de faire de Georges Cadoudal le troisième consul. « Vous travaillez donc pour vous seul, et nullement pour le roi ! a dit Cadoudal. S'il devait en être ainsi, bleu pour bleu, j'aimerais encore mieux celui qui s'y trouve. »

C'est bien la grande bataille. Napoléon s'indigne.

L'union a été tentée contre moi de tous ceux qui veulent m'abattre. Ils se déchirent déjà. Pourtant rien n'est gagné. Moreau est un général populaire, victorieux, que les soldats aiment, que le peuple croit républicain. Combien d'alliés a-t-il ? Qui, au Tribunat ou au Corps législatif, peut le suivre ? L'accuser alors que Cadou dal et Pichegru courent encore, c'est paraître commettre une injustice, c'est se conduire aux yeux de l'opinion en tyran jaloux.

Napoléon doit méditer, peser chaque argument.

Il faut prendre Pichegru, puisqu'il est à Paris, dit-il. Puis il murmure :

- Ah ! Réal, je comprends maintenant les choses ! Je vous ai déjà dit que vous ne teniez pas le quart de cette affaire-là.

Il s'approche de Réal.

Faut-il expliquer à Réal, s'il ne l'a pas compris par lui-même, que cette conspiration, en ce mois de février 1804, est le moment le plus grave peut-être depuis le 18 Brumaire, l'instant où la plus grande puissance commerciale du monde, l'Angleterre, répand son or sur la France pour que tous ceux qui me sont hostiles, m'attaquent, me tuent ?

- Eh bien, Réal, dit Napoléon. À présent même, vous n'en savez pas tout, mais vous n'en saurez pas davantage !

Il doit rester seul.

C'est une guerre. Il faut exploiter les fautes de l'adversaire. Moreau, cette fois-ci, s'est découvert. Il n'est plus seulement le général jaloux, le frondeur ironique, le mari solidaire d'une épouse envieuse, mais un conspirateur qui a pris langue avec l'assassin Cadoudal, agent des Princes, organisateur du complot de la machine infernale, et, avec le proscrit Pichegru, stipendié de Londres.

Avec cela, Moreau est condamné.

Si je le veux, je peux le briser. Il est dans mon poing. Ou il s'agenouille, ou il tombe.

Il les a convoqués, ce 14 février 1804, au milieu de la nuit, pour un Conseil secret.

Il attend qu'ils soient assis en arc de cercle dans la salle du Conseil, aux Tuileries.

Cambacérès et Lebrun, les deux Consuls, se sont placés côte à côte. Régnier, le Grand Juge, est un peu à l'écart, et Fouché s'est installé à l'extrémité, loin de tous. Il sourit.

Il sait déjà, sûrement, par Réal. Et peut-être savait-il même avant moi.

Il faut être bref. Napoléon parle sur un ton saccadé. La conspiration est évidente. On recherche Pichegru et Cadoudal. On les prendra, morts ou vifs. Il reste la bande des exécuteurs, ceux qui veulent m'enlever, me tuer. Et il y a Moreau.

Il se tait. Il attend. Il connaît la prudence de ces hommes. La lâcheté de certains d'entre eux.

- Si on n'arrête pas Moreau..., commence-t-il d'une voix calme.

Il se lève.

- On dira, s'écrie-t-il, que j'ai peur de Moreau ! Il n'en sera point ainsi. J'ai été le plus clément des hommes, mais je serai le plus terrible quand il faudra l'être ; et je frapperai Moreau comme un autre, puisqu'il entre dans des complots, odieux par leur but, honteux par les rapprochements qu'ils supposent.