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« Si la justice, écrit Talleyrand, oblige de punir rigoureusement, la politique exige de punir sans exception. »

Habile Talleyrand. Fidèle par intérêt. Comme Fouché. Deux hommes sur qui je puis compter dès lors que la Fortune m'est favorable.

Elle l'est.

Réal entre dans le cabinet de travail, brandissant le rapport du maréchal des logis Lamothe, de la gendarmerie nationale, qui s'est rendu le 4 mars à Ettenheim.

« J'ai appris, écrit-il, que le ci-devant duc d'Enghien était encore à Ettenheim, avec l'ex-général Dumouriez... »

Napoléon rugit.

Dumouriez aussi ? ! Dumouriez, qui est passé à l'ennemi en 1793 ! Ils sont tous là, les traîtres, engagés dans cette conspiration d'envergure pour me tuer.

Il hurle, se précipite sur Réal.

Il le menace du poing. Le maréchal des logis Lamothe évoque aussi la présence à Ettenheim d'un Anglais, sans doute ce Spencer Smith chargé par George III de recruter des espions et des traîtres en les achetant.

- Comment ? ! crie Napoléon. Vous ne me dites point que le duc d'Enghien est à quatre lieues de ma frontière, organisant des complots militaires ? !

Il marche furieusement d'un côté de la pièce à l'autre.

- Suis-je donc un chien que l'on peut assommer dans la rue, tandis que mes meurtriers sont des êtres sacrés ?

Il revient vers Réal.

- On m'attaque au corps ! hurle-t-il. Je rendrai guerre pour guerre, je saurai punir les complots, la tête des coupables m'en fera justice !

Le 9 mars, à dix-neuf heures, Cadoudal est pris après une course poursuite de la place Maubert à la rue des Quatre-Vents, dans le quartier de l'Odéon. Il s'est défendu, a tué un agent et en a blessé un autre. La foule a aidé à ceinturer Georges.

On l'incarcère au Temple. La partie est presque gagnée.

Reste le prince.

- Ce n'est pas moi qui ai détrôné les Bourbons, dit Napoléon à Caulaincourt. Ils ne peuvent en vérité s'en prendre qu'à eux. Au lieu de les poursuivre, de maltraiter leurs amis, je leur ai fait offrir des pensions et j'ai accueilli leurs serviteurs.

Il montre à Caulaincourt le premier rapport d'interrogatoire de Georges Cadoudal. Il lit : « Cadoudal a reconnu pour être anglais un poignard trouvé sur lui. Il a assisté de sang-froid à la reconnaissance du corps de l'agent qu'il a assassiné. »

- Les Bourbons, reprend Napoléon, ont répondu à mes procédés en armant des assassins.

Puis il ajoute, déterminé :

- Le sang veut du sang.

24.

Napoléon les entend entrer dans son cabinet de travail. Il lève un instant la tête et d'un signe invite les deux consuls Cambacérès et Lebrun, le Grand Juge Régnier, Murat et Réal, Talleyrand et Fouché à s'asseoir. Puis il se penche à nouveau sur sa table.

Les rapports, depuis l'arrestation de Cadoudal hier soir, s'y sont amoncelés. On lui a fait parvenir la suite de l'interrogatoire du chef chouan. Napoléon n'éprouve pas de mépris pour ce lutteur qui avoue avec insolence « qu'il était venu à Paris pour attaquer le Premier consul et que cette attaque devait avoir lieu de vive force ».

Évidemment, Georges répugne à être qualifié d'assassin ! Il veut effacer le souvenir de la machine infernale. Il affirme que son intention n'a jamais été « d'assassiner ». Arguties.

Napoléon continue de lire. Ce qui lui importe aujourd'hui, c'est cette petite phrase de Georges déclarant à son tour, comme d'autres chouans arrêtés, « qu'il attendait pour agir qu'un prince français fût venu à Paris et que le prince n'y était pas encore ».

Un autre prisonnier, Léridant, qui conduisait la voiture dans laquelle Cadoudal a essayé de fuir, a passé des aveux plus précis encore. « J'ai souvent entendu parler, a-t-il dit, qu'on attendait un jeune prince. J'ai vu venir chez Georges, à Chaillot, un jeune homme d'une trentaine d'années qui était très bien vêtu, très intéressant de figure et avait une manière très distinguée. J'ai pensé que ce pouvait bien être le prince dont j'avais entendu parler. »

Napoléon repousse les papiers, scrute les visages des hommes qui sont assis en arc de cercle autour de la table.

Qui pourrait être ce prince, sinon le duc d'Enghien ?

Sa décision est prise. Il va faire enlever le prince à Ettenheim, dans le pays de Bade. En pays étranger. Mais, si l'entreprise réussit, on sera bien contraint de la subir. Le duc d'Enghien sera jugé. On le condamnera. C'est la guerre. Le duc d'Enghien a choisi. Dumouriez est avec lui. Hésiter serait s'affaiblir, peut-être se perdre.

Napoléon veut que chacun s'exprime. Cela permet aussi de connaître les uns et les autres en ce moment crucial et, même si le choix est fait, de le confronter aux arguments de ceux qui s'y opposent.

Cambacérès, le visage empourpré, élève seul la voix.

- Je pense que, si un personnage tel qu'un membre de la famille des Bourbons était en votre pouvoir, la rigueur n'irait pas à ce point...

- Je ne veux pas ménager ceux qui m'envoient des assassins, coupe Napoléon.

Il s'approche de Cambacérès.

- Sans doute, dit le consul, mais si l'on prenait le duc d'Enghien, je pense qu'il suffirait de le garder en prison comme otage.

Napoléon fixe Cambacérès.

- Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons, dit-il sèchement.

Qui sont ces hommes qui ont peur des actes qu'ils ont accomplis et s'imaginent qu'en les reniant ils seront pardonnés ?

Napoléon entre dans la salle des cartes. Il veut, maintenant qu'il a obtenu l'approbation de sa décision, dicter immédiatement les ordres précis nécessaires à l'action. Il a convoqué le général Berthier, ministre de la Guerre.

Il se retourne. Cambacérès l'a suivi. Napoléon, par un mouvement de tête, marque qu'il a de l'estime pour l'obstination du consul.

- Vous avez été étranger aux crimes de la Révolution, dit Cambacérès, vous allez y être mêlé.

Comment cet homme ne comprend-il pas qu'il s'agit de bien autre chose que de crimes ? L'histoire n'est pas une suite d'affaires privées.

- La mort du duc d'Enghien, reprend Napoléon, ne sera aux yeux du monde que de justes représailles de ce qu'on tente contre moi-même. Il faut bien apprendre à la Maison de Bourbon que les coups qu'elle dirige sur les autres peuvent retomber sur elle-même !

Il ne ressent aucune hargne. Cambacérès ne mesure-t-il pas qu'une guerre est engagée ?

Il s'agit de moi et des Bourbons, mais ce n'est pas l'affrontement de deux familles, comme dans une vendetta, mais bien le combat entre deux France.

- Je dois soutenir la Révolution française dont je suis l'homme.

Il regarde Cambacérès, dont le visage s'est affaissé.

- La mort, reprend Napoléon, c'est le seul moyen de forcer la Maison de Bourbon à renoncer à ses abominables entreprises... Lorsqu'on est aussi avancé, il n'est plus possible de reculer.

Il commence à chercher parmi les cartes, appelle Méneval.

- Aidez-moi à retrouver un plan du cours du Rhin, dit-il avec un mouvement d'impatience.

C'est déjà le milieu de la nuit. Il suit du doigt les berges du fleuve, s'arrête sur les villages, les ponts. Quand le général Berthier, puis le général Caulaincourt sont annoncés, il les fait entrer, demande à Berthier de prendre la plume et, d'une voix tendue, il commence à dicter, si vite qu'il doit parfois se reprendre pour que Berthier puisse noter.

- Vous voudrez bien, citoyen général, donner ordre au général Ordener, que je mets à cet effet à votre disposition, de se rendre dans la nuit, en poste, à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien ; il verra le général de division.