« Le but de sa mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais et tout autre individu qui serait de leur suite...
« Les troupes prendront du pain pour quatre jours et se muniront de cartouches...
« Les deux généraux auront soin que la plus grande discipline règne, que les troupes n'exigent rien des habitants, vous leur ferez donner à cet effet douze mille francs...
« Vous ordonnerez de faire arrêter le maître de poste de Kehl et autres individus qui pourraient donner des renseigenements...
Pour la première fois depuis la découverte de cette conspiration, depuis des semaines donc, il éprouve à dicter un soulagement joyeux.
C'est comme s'il s'était mis enfin à commander le feu sur la redoute principale, ou à charger, comme à Toulon, il y a déjà si longtemps, à la tête des troupes. Il agit. Il est sûr d'avoir choisi la meilleure stratégie. Et alors que Berthier lui présente l'ordre à signer, il relit en un seul coup d'œil les dispositions qu'il a dictées.
Il a tout prévu. Mille soixante-cinq hommes en tout, une petite armée, doivent participer à l'action. Mais il sait qu'il ne faut jamais lésiner sur les effectifs, même pour une opération de ce genre. Il faut toujours pouvoir écraser l'ennemi sous le nombre. Et, quand on s'engage dans une action, il faut tout mettre en œuvre pour la réussir.
Berthier se précipite hors de la pièce. Bon général, Berthier, fidèle et précis. Napoléon l'entend qui donne ses consignes au général Ordener, qui vient d'arriver au palais.
Maintenant, il faut patienter.
Il préside le Conseil quotidien. Il sent la tension de Cambacérès et de Lebrun, de Talleyrand, des ministres. Il est au contraire apaisé. Il a confiance dans la machine qu'il a lancée et dont il a mis en place tous les rouages. Le reste n'est plus qu'une question de bonne fortune.
Il écrit à quelques officiers, Soult, Marmont. Les hommes ont besoin de partager, ou de croire partager, les secrets de celui qui les commande. C'est ainsi que l'on crée autour de soi le petit groupe de fidèles sans lequel il n'est pas de pouvoir.
« Paris est toujours cerné, explique-t-il à Soult le 12 mars, et le sera jusqu'à ce que ces brigands soient arrêtés. Je vous dirai pour vous seul que j'ai l'espoir de prendre Dumouriez. Ce misérable est près de nos frontières. »
Il s'installe à la Malmaison. Le parc commence à verdir. Il s'y promène longuement, évitant de parler à Joséphine. Elle est aux aguets. Peut-être quelqu'un l'a-t-il informée ? Il imagine ses sentiments et ceux de son entourage, de Mme de Rémusat. Il a désiré que les dames de compagnie de Joséphine appartiennent à la noblesse, parce qu'il veut réaliser la fusion des Français. Mais il sait bien que l'enlèvement du duc d'Enghien rouvrira des blessures, qu'il devra aussitôt les cautériser en allant plus loin, plus haut, vite, pour ne pas laisser le trouble durer et s'étendre.
Il va de son cabinet au petit pont, il marche dans les allées. Parfois il sort malgré la pluie et le vent. Il fait de longues chevauchées.
Peut-il fonder une dynastie sur le corps d'un Bourbon ? Si la mort d'un prince donne naissance à un monarque, si une famille succède à une autre, alors la blessure sera peut-être refermée.
Une dynastie. La Révolution couronnée, presque sanctifiée.
Il s'arrête au milieu des arbres que secoue le vent. Une dynastie.
Mais il n'est ni roi ni fils de roi. Il s'est lui-même donné naissance. Comme un empereur.
Le 15 mars, à vingt heures, il bavarde dans le salon de la Malmaison avec ces dames.
Il entend le galop d'un cheval, puis la voix du courrier qui saute sur les pavés de la cour, cependant que les domestiques s'affairent.
Il sort.
Le courrier est épuisé, crotté. Il a quitté Strasbourg le 14, à une heure trente. Il ne s'est arrêté que pour changer de cheval.
Napoléon a pris le pli, mais avant de l'ouvrir demande le nom du courrier. Thibaud ? Il félicite l'homme.
Puis, tout en marchant vers son cabinet, il lit la dépêche. Elle annonce que les troupes se sont mises en route vers Ettenheim sous le commandement du général Ordener.
Il faut attendre encore.
Une nuit, un jour, une nuit, un jour.
Il joue avec le fils d'Hortense. S'il adoptait cet enfant, ce pourait être le successeur légitime ; celui qui serait le premier dans la ligne dynastique, puisqu'il faut, s'il devient empereur, prévoir sa succession.
À dix-sept heures, ce 17 mars 1804, arrive le second courrier.
Tout en tendant les plis, épais ceux-là, le gendarme Amadour Clermont indique qu'il est parti de Strasbourg le 15 à vingt et une heures trente.
Qu'il se restaure, dit Napoléon.
Il entre dans son cabinet. Il ne doute pas du succès de l'opération.
Il décachette les plis, voit d'abord une liste de noms :
1. Louis Antoine Henri de Bourbon, duc d'Enghien.
2. Le général marquis de Thumery.
3. Le colonel baron de Grienstein.
4. Le lieutenant Schmidt.
Il parcourt les feuillets, découvre le nom de leur signataire. « Le chef du 38e escadron de gendarmerie nationale Charlot. »
Il reprend la lecture.
« Le général Dumouriez, qu'on disait être logé avec le colonel Grienstein, n'est autre chose que le marquis de Thumery... J'ai pris mes renseignements pour savoir si Dumouriez avait paru à Ettenheim. On m'a assuré que non, et je présume qu'on ne l'y a supposé qu'en confondant son nom avec celui du général Thumery... »
Ni Dumouriez ni Spencer Smith n'étaient présents à Ettenheim, mais Thumery et Schmidt.
Napoléon relit, ligne après ligne.
Il laisse son esprit vagabonder. Aurait-il donné l'ordre d'enlever le duc d'Enghien s'il n'avait pas été persuadé de la présence de Dumouriez, dont la participation à la conspiration en confirmait l'ampleur ?
« Le duc d'Enghein m'a assuré que Dumouriez n'était pas venu à Ettenheim, écrit Charlot, qu'il serait cependant possible qu'il eût été chargé de lui apporter des instructions de l'Angleterre, mais qu'il était au-dessous de son rang d'avoir affaire à de pareils gens. »
Innocent, le duc d'Enghien ?
Que signifie l'innocence, quand on est prince de sang ? Qu'on a servi l'étranger contre sa patrie ?
Napoléon lit les dernières lignes du message de Charlot :
« Le duc d'Enghien estime Bonaparte comme un grand homme, mais qu'étant prince de la famille des Bourbons il lui a voué une haine implacable ainsi qu'aux Français, auxquels il ferait la guerre dans toutes les occasions... Il dit qu'il se repent de n'avoir pas tiré sur moi, ce qui aurait décidé de son sort par les armes. »
Napoléon ne retourne pas au salon où l'on bavarde.
La nuit est tombée. Les jeux sont faits. Le duc d'Enghien roule vers Paris sous bonne escorte. On l'enfermera au fort de Vincennes.
Quel sort pour cet homme ? La loi, toute la loi. Comme pour n'importe quel émigré qui aurait porté les armes contre la France. Et il l'a fait. Il sera donc jugé par une commission militaire de sept membres.
Napoléon ouvre la porte-fenêtre.
Il fait froid dans cette nuit du 17 au 18 mars 1804. Il entend les rires qui viennent du salon. Des musiciens jouent.
Si le duc est traduit devant cette commission militaire, la loi, celle du 28 mars 1793, celle du 25 brumaire an III, dit : « La mort. »
Dans la voiture qui, le dimanche 18 mars 1804, le conduit aux Tuileries, Napoléon se retourne vers Joséphine. Elle a le menton sur la poitrine et paraît accablée.
Depuis qu'il lui a annoncé ce matin l'arrestation du duc d'Enghien et son intention de le faire traduire en jugement, elle se tait et soupire.
Il fallait bien qu'il le dise. Elle parlera autour d'elle, incapable qu'elle est de garder ce secret, il en est sûr. Et il est utile que la nouvelle se répande et, ainsi que par les mille canaux des confidences, on connaisse le résultat de son action. Parce qu'il veut aller vite. Frapper fort, être craint.