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Il prend le bras de Joséphine. Elle doit assister avec lui à la messe aux Tuileries. C'est le dimanche de la Passion. Elle ne doit pas s'afficher ainsi, morose, triste et préoccupée. Elle l'entend ?

Elle s'efforce de sourire.

Le 19 mars, tôt le matin, à la Malmaison, il se promène dans le parc. Il aperçoit un courrier qui entre dans la maison, porteur de deux sacoches. Il se précipite. Ce sont les papiers saisis dans la maison du duc d'Enghien, à Ettenheim.

Il s'enferme pour les examiner seul.

Tout un homme est là, dans ces pages, ces lettres intimes à Charlotte de Rohan. Le duc raconte ses chasses ou répond au prince de Condé.

Pour cet homme, Napoléon n'éprouve aucune haine. Mais c'est un ennemi qui écrit : « Monsieur le duc d'Enghien prie monsieur Stuart de faire connaître à son souverain et à son gouvernement l'impatience extrême dans laquelle il est de prouver à Sa Majesté britannique l'étendue et la sincérité de ses sentiments, de son dévouement et de sa reconnaissance... et le bonheur qu'il éprouverait s'il se trouvait enfin placé dans un rang qui le mît à la portée d'acquérir l'estime du souverain son bienfaiteur et de son énergique et estimable nation. »

Un Bourbon au service de l'Angleterre !

Qui déclare vouloir rester « rapproché des frontières car, comme je le disais tout à l'heure, la mort d'un homme peut amener, au point où en sont les choses, un changement total ».

Napoléon cesse de lire et sort marcher dans le parc.

« La mort d'un homme », a écrit le duc. C'est de ma mort, qu'il parle, c'est elle, qu'il attend.

C'est bien la guerre. C'est eux, ou moi. C'est eux, ou nous.

Il rentre dans son cabinet, recommence à lire.

Le duc se flatte de pouvoir rassembler les déserteurs.

« Le nombre en serait grand en ce moment dans les troupes des armées de la République, écrit-il. Le duc d'Enghien a été porté de s'en convaincre d'une manière positive. »

Un ennemi qui veut détruire l'armée de la nation. La loi contre lui, toute la loi.

Napoléon se sent impitoyable.

Il lève la tête. Joséphine est là, les yeux rougis. Elle balbutie. Elle s'approche, elle se jette à genoux.

Elle ne le surprend pas. Elle murmure :

- C'est un Bourbon.

Il l'écarte rudement. Pourquoi faut-il qu'elle ne saisisse pas ce qui se joue en ce moment ?

- Les femmes doivent demeurer étrangères à ces sortes d'affaires, dit-il.

Il prise plusieurs fois, parle sans la regarder, comme pour lui-même.

- La politique demande ce coup d'État, martèle-t-il. J'acquiers par là le droit de me rendre clément par la suite. L'impunité encouragerait les partis. Je serais donc obligé de persécuter, d'exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce que j'ai fait pour les émigrés, de me mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes m'ont déjà plus d'une fois compromis à l'égard des révolutionnaires. L'exécution du duc d'Enghien me dégage vis-à-vis de tout le monde.

Elle s'est relevée, elle insiste.

- Allez-vous-en, vous n'êtes qu'une enfant ! lance-t-il.

Elle sanglote, elle dit d'une voix aiguë :

- Eh bien, Bonaparte, si tu fais tuer ton prisonnier, tu seras guillotiné toi-même, comme mon premier mari, et moi, cette fois, en ta compagnie !

Elles ont peur, toutes.

Ma mère, qui m'envoie ce courrier pour m'inciter à la clémence, Caroline ma sœur, Hortense et Mme de Rémusat, qui pleurent elles aussi.

Sont-elles aveugles ?

Il traverse le salon. Elles sont serrées les unes contre les autres, ces pleureuses. Il crie :

- Le duc d'Enghien conspirait comme un autre ! Il faut le traiter comme un autre !

Avant de sortir, il se retourne. « Je suis la Révolution française ! », lance-t-il.

Il fait appeler le général Savary pour qu'il transmette ses ordres à Murat. Celui-ci, gouverneur de Paris, constituera une commission militaire de sept membres. Elle sera présidée par le général Hulin, qui participa aux combats du 14 juillet 1789 lors de la prise de la Bastille. Elle se réunira sur-le-champ au château de Vincennes, où le duc d'Enghien sera enfermé à son arrivée de Strasbourg. Elle jugera sans désemparer le prévenu.

Il dit à Savary : « Tout doit être fini dans la nuit. »

C'est le 20 mars. Il marche seul dans le parc. Il faut que l'exécution suive le jugement. Pas d'atermoiements. L'opinion doit être saisie, stupéfaite, pétrifiée. Il répète : Frappée comme par la foudre.

Il entend un roulement de voiture sur les pavés. Il se retourne au moment où Fouché saute dans la cour.

Habile Fouché, qui, après avoir plaidé l'enlèvement, vient maintenant conseiller la prudence.

Trop habile Fouché ! Il va m'entendre.

- Je vois ce qui vous amène, dit Napoléon. Je frappe aujourd'hui un grand coup qui est nécessaire.

- Vous soulèverez la France et l'Europe si vous n'administrez pas la preuve irrécusable que le duc conspirait contre votre personne à Ettenheim, répond Fouché.

Napoléon a un mouvement de tout son corps.

C'est Fouché qui dit cela ! Lui, le mitrailleur de Lyon pendant la Terreur ! Lui !

- Qu'est-il besoin de preuve ? interroge Napoléon. N'est-ce pas un Bourbon, et de tous, le plus dangereux ?

Il s'éloigne. Fouché le suit dans l'allée, argumente.

- Vous et les vôtres, dit Napoléon avec mépris, n'avez-vous pas dit cent fois que je finirais par être le Monk de la France, et par rétablir les Bourbons ? Eh bien, il n'y aura plus moyen de reculer. Quelle plus forte garantie puis-je donner à la Révolution que vous avez cimentée du sang des rois ? Il faut d'ailleurs en finir. Je suis environné de complots. Il faut imprimer la terreur ou périr.

Napoléon s'éloigne vers les bâtiments au moment où arrivent les voitures de Talleyrand, de Cambacérès et de Lebrun, puis de Joseph Bonaparte.

Quoi qu'ils puissent dire, tous, je ne reviendrai pas sur ma décision.

C'est la nuit du 20 au 21 mars.

Il est seul.

Le général Hulin doit avoir ouvert le procès du duc d'Enghien.

Napoléon s'assied, trace quelques lignes. Qu'on les porte à Réal, qu'il se rende sur-le-champ à Vincennes pour interroger une nouvelle fois le prisonnier. Au bord de la fosse, les hommes parlent.

Peut-être sera-ce une chance pour le duc d'Enghien ? Si le destin le veut, je l'offre.

Il attend.

À huit heures, le 21 mars 1804, le général Savary entre dans le salon de Malmaison. Sur son visage, Napoléon lit la mort du duc d'Enghien.

- Pourquoi avoir jugé sans attendre Réal ? demande Napoléon.

Réal survient. Il est pâle. On lui a remis le pli trop tard. Il dormait.

- C'est bien, dit Napoléon d'une voix sourde.

Il leur tourne le dos.

Joséphine le suit, répète :

- Le duc d'Enghien est mort, ah ! qu'as-tu fait ?

Il dit d'une voix forte :

- Au moins, ils verront ce dont nous sommes capables. Dorénavant, j'espère qu'on nous laissera tranquilles.

Il leur fait face, à tous.

- J'ai versé du sang, reprend-il, je le devais, et j'en répandrai peut-être encore. Mais sans colère, et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique.

Leurs yeux expriment l'effroi. Pourquoi refusent-ils de voir ce qui est ?

- On veut détruire la Révolution, en s'attaquant à ma personne, ajoute-t-il. Je suis l'homme de l'État, je suis la Révolution française et je la soutiendrai.