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« Il ne nous est plus permis de marcher lentement, a dit Curée, le temps se hâte ; le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année : la nation veut qu'un chef aussi illustre veille sur sa destinée. »

Imagine-t-elle cela ? demande-t-il à Mme de Rémusat. Puis, sans attendre sa réponse, il ajoute :

- Vous aimez la monarchie, n'est-ce pas ? C'est le seul gouvernement qui plaise aux Français.

Il sourit.

- Ceux qui m'appelleront Sire, murmure-t-il, seront cent fois plus à l'aise qu'aujourdhui.

Il s'approche d'elle. Il pourrait lui confier qu'il a vu le cardinal Caprara cet après-midi, afin de lui faire part de son désir d'être sacré empereur par le pape Pie VII.

Cette idée lui est venue il y a peu. Sacré par le souverain pontife, il sera réellement l'empereur légitime. Que pourront donc invoquer contre lui ces souverains qui font de la religion la pierre angulaire de leur pouvoir ?

- Je comptais, dit-il seulement à Mme de Rémusat, garder encore le Consulat deux ans. Mais cette conspiration a pensé remuer l'Europe : il a donc fallu détromper l'Europe et les royalistes. J'avais à choisir entre une persécution de détail et un grand coup.

Peut-elle imaginer un autre choix que celui qu'il a fait ?

Il a frappé un grand coup. Voilà ce qu'est l'exécution du duc d'Enghien.

- J'ai donc imposé silence pour toujours aux royalistes et aux jacobins.

Ils ont encore essayé d'accabler Napoléon lorsque, le 6 avril 1804, on a découvert le général Pichegru mort dans sa cellule de la prison du Temple, le cou garrotté. Crime de mamelouk, ont-ils dit, les uns et les autres, assassinat dont le but serait d'imposer le silence à un témoin gênant qui aurait pu dévoiler certains aspects du passé du Premier consul.

Mais la rumeur n'a rencontré que peu d'écho dans la nation.

- J'avais un tribunal pour juger Pichegru, dit Napoléon, des soldats pour le fusiller, Pichegru était la meilleure pièce à conviction contre Moreau, pourquoi l'aurais-je fait assassiner ?

Il a une moue de mépris :

- Je n'ai jamais rien fait d'inutile dans ma vie.

Pichegru s'est suicidé ! Qu'on expose son corps aux yeux de tous, qu'une enquête publique ait lieu.

Et que les chiens aboient.

Le procès de Moreau et les autres brigands aura lieu.

- Dieu punira dans l'autre monde, dit-il, mais César doit régner dans celui-ci.

- Et MM. de Polignac, et M. de Rivière ? questionne Mme de Rémusat. Condamnés, exécutés eux aussi ?

Elle supplie, demande leur grâce.

- Qu'on les juge d'abord, dit Napoléon.

Et celui qui examinera leur grâce ne sera plus Premier consul, mais Empereur.

Le 18 mai 1804, Napoléon, en uniforme, attend dans le grand cabinet du palais de Saint-Cloud. Il est debout au centre du cercle formé par les conseillers d'État et les généraux. Derrière lui, les ministres et le consul Lebrun sont alignés.

C'est donc l'instant.

Il regarde s'avancer Cambacérès, l'écoute annoncer que, par sénatus-consulte, « le général Napoléon Bonaparte est proclamé Empereur des Français sous le nom de Napoléon Ier ».

- Sire..., commence Cambacérès d'une voix tonnante.

Sire !

C'est donc fait. Il est Empereur. Est-ce le moment le plus heureux de sa vie ? Il s'interroge cependant que Cambacérès conclut.

- Pour la gloire comme pour le bonheur de la République, le Sénat proclame à l'instant même Napoléon Empereur des Français.

Napoléon entend les roulements de canon qui, dans Paris, annoncent la nouvelle, et dont l'écho se répercute jusqu'ici, à Saint-Cloud.

Heureux ?

Quel est le sens de ce mot ? Il a accompli ce qui était en lui, qui devait donc être réalisé, pace que c'était là l'expression de l'énergie qu'il portait et qui lui a fait parcourir tout ce chemin. Jusqu'à ces mots, Empereur, Sire.

Il lui semble que tout a été nécessaire et inéluctable dans sa vie.

Il fait un pas, dit d'une voix haute et ferme :

- Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur.

Il a un léger mouvement de tête. Ces hommes, ces femmes autour de lui composent un cercle dont il est le centre.

- J'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation, poursuit-il. Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité.

Il parcourt du regard les personnalités réunies.

- J'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l'amour et la confiance de la grande nation.

On l'acclame. Cela n'a duré que quinze minutes.

Il voit le visage creusé, tendu de Joséphine. Elle semble avoir peur.

Il reçoit Duroc, le gouverneur du Palais. Il veut, dit-il, une étiquette stricte. Que chacun donne à l'autre le titre qui lui revient. Joseph est Grand Électeur ; Louis, connétable ; tous deux altesses impériales ; Cambacérès, archichancelier ; et Ségur, grand maître des cérémonies. Dix-huit généraux sont nommés maréchaux.

- Duroc, vous serez le grand maréchal du Palais.

En fin de journée, Napoléon entre dans le salon. Ils sont tous là pour le dîner. Il s'avance. Il donne leur titre à chacun des présents, d'une voix impersonnelle, comme si ses frères, sa mère, ses sœurs étaient aussi éloignés de lui que Murat ou Cambacérès. C'est le jeu du pouvoir et de la vie. Des hochets ? Qui ne joue pas ?

Il aperçoit Caroline Murat qui se mord les lèvres, pleure. Élisa Bacciocchi manifeste elle aussi sa jalousie. Peu après la fin du repas, Caroline s'évanouit. Elle n'est pas princesse, sanglote-t-elle.

Napoléon va vers elle, s'adresse aussi à Élisa.

- En vérité, à voir vos prétentions, Mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père, dit-il.

C'est lui, lui seul qui est l'origine.

Il le répète à sa mère, madame Mère désormais.

- J'entends exclure pour le moment de ma succession politique, dit-il, deux de mes frères, Lucien et Jérôme, l'un parce qu'il a fait, malgré tout son esprit, un mariage de carnaval, l'autre parce qu'il s'est permis d'épouser sans mon consentement une Américaine. Je leur rendrai leurs droits s'ils renoncent à leurs femmes.

Il traverse lentement le salon. Sur son passage, ses proches se taisent, s'inclinent.

Il est bien déjà l'Empereur. Il fixe Joseph, puis Louis.

L'un et l'autre doivent déjà penser à ma mort. Je suis sans descendance, et si je n'adopte pas les enfants ou les petits-enfants de mes frères, de Joseph et de Louis, ce sont eux qui me succéderont.

Mais de quoi puis-je être sûr ?

Tout cela durera-t-il après moi ?

Le lendemain matin, 19 mai 1804, il entend Constant pousser la porte de la chambre.

- Quelle heure est-il ? Quel temps est-il ? demande-t-il comme chaque matin.

- Sire, sept heures, beau temps.

Sire. Le premier matin.

Il pince l'oreille de Constant.

- Monsieur le drôle, murmure-t-il.

26.

Napoléon attend avec impatience la fin du dernier acte. On ne connaît le sort d'une pièce, dit-il à Fouché, que lorsque le rideau est tombé sur l'ultime réplique. Et le procès du général Moreau, de Cadoudal et de ses complices vient juste de commencer, ce 25 mai 1804. Peut-on faire confiance aux juges ? Il lit les rapports de police. Thuriot, le juge instructeur, est sûr. Il a été membre du Comité du salut public. Mais que penser du juge Lecourbe, dont le frère, général, a été proche de Moreau ? Et de quelles sympathies dispose encore ce dernier dans l'armée ?