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Il s'assied. Le monde est en ordre et il en est le centre.

Le cardinal légat lit l'évangile, puis, après le discours du grand chancelier de la Légion d'honneur, Lacépède, Napoléon se lève. Il a replacé son chapeau droit sur sa tête. Cette cérémonie de remise de la Légion d'honneur, il l'a voulue ainsi, encadrée par des rituels religieux, dans l'Église. Et, après la distribution des étoiles de la Légion d'honneur, commencera le Te Deum. Ainsi, lors de cette cérémonie qui célèbre le 14 juillet, il aura réalisé la fusion qu'il cherche, exprimé le sens qu'il donne à son Empire.

Il commence à parler d'une voix forte qui résonne dans l'immense édifice :

- Commandants, officiers, légionnaires, citoyens et soldats, dit-il, vous jurez sur votre honneur de vous dévouer au service de l'Empire et à la conservation de son territoire dans son intégrité, et à la défense de l'Empereur, des lois de la République et des propriétés qu'elle a consacrées ; de combattre par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise qui tendrait à rétablir le régime féodal...

Il se tait, parce qu'il faut que chacun comprenne. Il est l'Empereur d'un nouvel ordre. Il rétablit les formes anciennes pour préserver ce qui est neuf et est né le 14 juillet 1789.

Il élève la voix, plus fort encore.

- Enfin, dit-il, vous jurez de concourir de tout votre pouvoir au maintien de la liberté et de l'égalité, bases premières de nos institutions. Vous le jurez !

Alors les acclamations éclatent, roulent sous les voûtes. Puis c'est le Te Deum.

Il se sent transformé. Il a même l'impression, quand il remet à chacun des grands officiers, des dignitaires, leur décoration, qu'il a des gestes plus lents.

Il est celui qui consacre et confère la gloire et l'honneur.

Les canons tonnent.

À quinze heures, il rentre en voiture aux Tuileries.

La voiture passe par le jardin. C'est le privilège de l'Empereur.

Deux nuits encore à Saint-Cloud.

Elle revient. Il a vu Mme Duchâtel aux Invalides, toute parée en dame du Palais, non loin de Joséphine. Il avait été surpris par la grâce de son épouse lorsqu'elle avait quitté les Tuileries, mais comment Joséphine aurait-elle pu rivaliser avec Marie-Antoinette Duchâtel ? Le temps est une fosse où l'on s'enlise. Et Joséphine lui a paru, malgré le fard, malgré le rouge des joues et des lèvres, grise à côté de la jeune femme.

Il la désire.

Il ne s'est jamais senti aussi sûr de lui-même. Il est cet aigle déployé. Il a envie de poser sa main aux doigts ouverts comme des serres sur le corps jeune de Mme Duchâtel.

Elle entre. Il la presse contre lui. Il l'emporte.

Que jamais on ne l'empêche d'être ce qu'il est, de faire ce qu'il veut.

Il gagne Boulogne ce 19 juillet 1804.

Il parcourt la ville. Les batteries tirent neuf cents coups de canon en son honneur. Les jeunes filles lui lancent des fleurs cependant qu'il passe sous les arcs de triomphe dressés dans chaque rue. Sur le port, on a élevé une colonne de bois de quinze mètres à laquelle sont accrochées des inscriptions menaçant l'Angleterre de bientôt subir des « foudres vengeresses ». Napoléon salue mais ne s'attarde pas. Il embarque sur un canot, se rend sur la ligne d'embossage. Le temps est beau. Il donne l'ordre à des embarcations d'appareiller.

La mer, malgré le vent assez fort, n'est pas grosse. Napoléon se tient à l'avant de sa chaloupe. Brusquement, un cap franchi, il aperçoit l'escadre anglaise qui aussitôt commence à ouvrir le feu.

Il aime cette tension de la guerre qui s'empare des hommes, qui change les voix, les attitudes et crispe les visages.

On rentre au port.

Et il s'installe dans sa baraque de la falaise d'Odre. De la rotonde vitrée, il regarde le port et la mer.

Puis il se met au travail, écrit à Fouché, lui demandant d'éloigner de Paris le général Lecourbe, qui avait pris parti pour Moreau. Trop d'espions, d'ennemis encore. Et il ne faut pas se laisser griser.

À Boulogne même, dans cette ville transformée en immense camp militaire où le vin et l'argent coulent à flots, où les filles se sont agglutinées comme des mouches sur un morceau de sucre, tant il y a de soldats, on arrête presque chaque jour des espions anglais, souvent des émigrés. Ils sont condamnés à mort, fusillés.

C'est la guerre. Que Fouché s'en souvienne.

Napoléon tempête dans la baraque. À croire qu'il est le seul à comprendre qu'il faut agir sans cesse, rester comme un arc tendu et non s'alanguir, s'endormir, prendre son temps. Il dicte une seconde lettre pour Fouché. « Je viens de lire la proposition du citoyen Fulton que vous m'avez adressée, beaucoup trop tard en ce qu'elle peut changer la face du monde », écrit-il.

Il imagine un instant ces navires inventés par Fulton, cet Américain, des vaisseaux fonctionnant sans voiles, poussés par un foyer créant de la vapeur, ces autres bateaux s'enfonçant sous les mers.

- Je désire que vous en confiiez l'examen à une mission choisie par vous dans les différentes classes de l'Institut... Tâchez que tout cela ne soit pas l'affaire de plus de huit jours...

Il passe sa nuit à consulter des cartes, à écrire au vice-amiral Latouche-Tréville, qui commande à Toulon.

- Faites-moi connaître où se tient l'ennemi, que fait Nelson. Méditez sur la grande entreprise que vous allez exécuter...

Il veut communiquer sa résolution, son enthousiasme et son énergie.

- Entre Étaples, Boulogne, Wimereux et Ambleteuse, nous avons mille huit cents chaloupes canonnières, bateaux canonniers, péniches, portant cent vingt mille hommes et dix mille chevaux. Que nous soyons maîtres du détroit six heures, et nous serons maîtres du monde !

Cette certitude l'oppresse.

Il dort mal. À l'aube, il est déjà sur les falaises, au port, dans les batteries côtières. Le temps est à l'orage. Le vent souffle par violentes rafales, contre lesquelles il faut marcher courbé. Les éclairs fendent l'horizon. La mer est creusée et soulevée par de hautes vagues, dont la crête est couverte d'écume.

Il avance face au vent.

On doit aussi vaincre cela.

Il ordonne à l'amiral Bruix, qui s'est avancé à sa rencontre sur la falaise, de faire sortir les navires pour une revue de la flottille. Bruix parle d'horrible tempête qui se prépare. Il ne veut pas exposer les hommes inutilement.

- J'ai donné des ordres, dit Napoléon.

Bruix refuse.

Est-il possible de faire la guerre, de commander, si les ordres ne sont pas exécutés ?

Bruix le défie. Napoléon serre sa cravache, puis la jette à terre, se tourne vers le contre-amiral Magon qui, en courant, part faire appareiller la flottille.

Peu après, la tempête se déchaîne.

Napoléon regarde les chaloupes poussées à la côte parmi les rochers. Certaines sont brisées, d'autres retournées. Des hommes se noient.

Napoléon se jette dans un navire pour leur porter secours. La lutte ne se terminera qu'à l'aube. Au retour, trempé jusqu'aux os, il rentre dans sa baraque. Soult, peu après, lui annonce une cinquantaine de victimes.

Je commande une armée, un Empire. Je fais la guerre. La mort des hommes est dans l'ordre des choses militaires.

L'amiral Bruix a eu raison de refuser la revue, et j'ai eu raison de l'imposer, l'ayant souhaitée.

Il songe à accorder le titre de dignitaire dans l'ordre de la Légion d'honneur à Bruix.

L'amiral m'a résisté. Il a même mis, quand je l'ai menacé avec ma cravache, la main sur le pommeau de son épée. J'ai besoin d'hommes comme lui.

Napoléon a fait allumer un feu pour se sécher. Il dort quelques dizaines de minutes, mais il a besoin de se confier.

Il écrit, écrasant sa plume sur le papier, traçant à peine les lettres, et souvent la plume accroche tant il la pousse vite, et de grosses taches d'encre couvrent quelques lettres.