Dès qu'il entre dans la salle, on l'acclame. Des princes l'entourent. Il aperçoit Joséphine entourée de ses dames du Palais. Mais il a appris il y a quelques minutes que Mme Duchâtel n'a pas été conviée à ce voyage. Sans doute Joséphine a-t-elle déjà des soupçons. Cela l'irrite, le blesse. Cherche-t-elle à l'enfermer dans une fidélité dont il ne veut pas ? Il s'approche de Joséphine, courroucé, et brusquement il croise le regard d'une jeune femme, qui le fixe avec un mélange de soumission et d'invite. Elle est grande, vêtue d'une robe de soie bleue, les épaules nues. On devine la naissance de ses seins. Il incline la tête vers Joséphine et s'arrête devant la jeune femme. Qu'on ose l'empêcher de parler et de voir qui il veut, comme il veut !
Qui est-elle ? Mme de Vaudey, répond la jeune femme en se courbant avec élégance. Il l'attend, dit-il. Il lui donnera ses ordres ce soir. Il s'éloigne déjà avec un sentiment de plénitude. Il rejoint les princes allemands, qui l'interrogent.
Il se rendra, répond-il, à la cathédrale pour s'incliner devant le tombeau de l'Empereur Carolus Magnus, et méditer devant les reliques conservées. Il veut voir l'épée de Charlemagne. C'est avec elle que cet Empereur a pacifié l'Europe. Peut-on renoncer au glaive si l'on recherche la paix ? Il veut, dit-il, que son sacre à Paris rappelle la grandeur de Charlemagne. Car son plus grand désir est de faire de l'Europe une terre de paix et de bonne administration.
Il veut que Charlemagne soit son « auguste prédécesseur ».
Il sort de la salle, regagne sa résidence et ordonne à Constant de trouver Mme de Vaudey, dame du Palais, et de la conduire jusqu'à lui cette nuit même.
Il n'imagine pas qu'elle puisse refuser. Il y avait dans ses yeux cette flamme qu'il voit maintenant dans le regard de presque toutes les femmes, le désir d'être choisie, l'appel et l'offrande. Il est l'Empereur.
Elle est venue. Belle, jeune, curieuse et gaie, avec une pointe d'impertinence qui a donné de la vivacité à leurs rapports, mais dont en même temps il se méfie. Il la sent aussi, dès cette première nuit, avide, soucieuse de son avenir, pensant déjà à sa nouvelle situation à son retour à Paris.
Une femme doit recevoir sans exiger. Et celle-ci, il le devine, offre ses charmes comme un appât. Mais elle est plaisante, il est vrai. Et lorsqu'il la renvoie à l'aube, il se promet de la revoir, à Saint-Cloud ou aux Tuileries.
Puis il s'en va parcourir les rues de la vieille ville. Ici donc, Charlemagne régnait.
Il entre dans la cathédrale, voici le tombeau et les reliques de l'Empereur. Mais il est déçu par l'épée. La plupart des pièces les plus rares - le sceptre, la toge, le globe - se trouvent à Nuremberg. Il faut pourtant que son sacre ait la magnificence d'une cérémonie carolingienne.
Il avance dans la nef de la cathédrale, il entend ses pas résonner sous les voûtes. Y a-t-il plus grande entreprise que celle de reconstituer l'Empire de Charlemagne et d'imposer comme il le fit sa marque à l'Europe ?
N'ai-je pas déjà montré que rien ne m'est impossible ? Qu'il suffit de vouloir, de vouloir obstinément, passionnément, pour pouvoir ? Et que la Fortune, quand on lui fait confiance, dispose ses pièces de manière favorable sur le grand échiquier du monde ?
Il repart pour Krefeld, Juliers, Cologne, Coblence, Mayence. Il visite les fortifications de ces villes. Il fait arrêter la voiture sur la route qui longe le bord du Rhin et marche longuement, seul, contemplant le fleuve.
Il a maintenant une idée précise de ce que doit être la cérémonie du sacre. Elle se déroulera à Notre-Dame, et non aux Invalides. Il va donner l'ordre à l'architecte Fontaine de dégager la cathédrale, de façon qu'elle surgisse dans un espace ouvert. Qu'on démolisse les maisons qui se serrent autour d'elle, qu'on pave, en travaillant la nuit à la lueur des torches si le temps manque, la rue de Rivoli, la place du Carrousel, et le quai de la Seine. Il faut que les voitures avancent sur un sol nivelé, une voie à la romaine, et non par des rues que la pluie pourrait rendre boueuses. Car ce sera novembre, pour l'anniversaire de Brumaire. Et il faut donc presser les travaux.
Il remonte en voiture. Il imagine cette cérémonie, Notre-Dame pleine de vingt mille personnes. Il pense aux costumes, à la cape qu'il veut porter, à l'épée et à la couronne. Il ordonne qu'on les confectionne, car, après tout, s'il est le continuateur de Charlemagne, il est aussi l'inventeur de son propre Empire, le fils d'une révolution sans équivalent.
Il doit, et c'est sa tâche, nouer les fils entre Charlemagne et lui, et c'est pourquoi il tient à la présence du pape, à Notre-Dame.
À Cologne, dans le palais impérial où il a établi sa résidence, il écoute les longues acclamations de la foule. Il n'est pas une ville traversée qui ne lui ait fait un accueil triomphal.
Il s'attarde quelques instants devant la fenêtre. La place ne désemplit pas depuis qu'il est entré dans le palais. Mais rien ne sert de contempler longtemps ce peuple enthousiaste. C'est l'avenir, qu'il faut préparer. Et celui-ci sera dessiné par la cérémonie du sacre. Il appelle Méneval et, ce 15 septembre 1804, commence à dicter.
« Très Saint-Père,
« L'heureux effet qu'éprouvent la morale et le caractère de mon peuple par le rétablissement de la religion chrétienne me porte à prier Votre Sainteté de donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'elle prend à ma destinée et à celle de cette grande nation dans une des circonstances les plus importantes qu'offrent les annales du monde. »
Il va à nouveau vers la fenêtre. La foule est toujours là, devant le palais impérial.
S'il continue son œuvre, alors il sera dans la lignée de Charlemagne. Et ne s'est-il pas inscrit déjà dans les « annales du monde » ?
Il reprend :
« Je prie Votre Sainteté de venir donner au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement du Premier Empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu'elle sera faite par Votre Sainteté, elle-même... »
Puis il convoque le général Caffarelli, l'un de ses aides de camp.
Il apprécie cet officier, dont le frère aîné est mort à Saint-Jean-d'Acre. C'est lui qui va porter la lettre au Saint-Père. Il n'est pas évêque, comme le voudrait la tradition. Mais son frère est évêque de Saint-Brieuc, n'est-ce pas ?
Napoléon sourit puis, tout à coup grave, il dit à Caffarelli : « Traitez le pape comme s'il avait deux cent mille hommes. » Il a déjà dit cela autrefois, mais il veut répéter cette phrase. Le pape est une puissance qui enrégimente les âmes, mieux qu'une division et ses baïonnettes.
Napoléon va et vient dans la grande pièce sans regarder Caffarelli et Méneval. Il ne parle pas pour eux, mais comme s'il voulait mettre au point pour lui-même ses idées.
« Ce qu'on doit considérer ici, dit-il, c'est si cette démarche auprès du pape est utile à la masse de la nation. »
Il le croit.
« C'est un moyen de nous attacher les nouveaux pays », reprend-il.
Que pourront-ils me reprocher lorsque je serai sacré par le pape ?
« Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne. »
Il revient vers le général Caffarelli, aspire plusieurs prises de tabac.
- C'est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons consolider, conclut-il.
Mais qui comprend son « système » ? Et ce mécanisme qu'il a mis en route dès le 18 Brumaire fonctionnera-t-il ? Acceptera-t-on cet Empire français dont il veut masquer, sous l'or du sacre et l'onction pontificale, l'origine révolutionnaire ?