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Il a repris la route, atteint Mayence. Est-ce la fatigue ? Les traits de son visage se sont creusés. Il apprend que l'Angleterre a saisi sans déclaration de guerre, des navires espagnols, et que, à Calmar, en Suède, les frères de Louis XVI ont du fond de leur exil condamné une nouvelle fois l'Usurpateur.

Moi, voué à l'enfer, malgré tous les Te Deum auxquels j'assiste, malgré les bénédictions des évêques que je reçois dans chaque ville depuis le Concordat !

Moi, que l'on n'accepte pas, contre lequel des rois se liguent !

Il regarde avec une moue de mépris les princes allemands qui l'entourent, dans la grande salle illuminée du palais de l'Électeur. Il ne répond pas à leurs questions sur ses intentions. Il dit simplement :

- Il n'y a plus rien à faire en Europe depuis deux cents ans. Ce n'est que dans l'Orient que l'on peut travailler en grand.

Il fait une grimace, comme pour les convaincre qu'il prononce ces mots afin de leur masquer ses projets.

Mais, en s'éloignant, il pense à l'Égypte, à cette route qu'il avait voulue et rêvé d'ouvrir vers l'Inde, comme Alexandre.

Mais peut-être Charlemagne pensait-il déjà à ce conquérant-là ?

Le lendemain, dimanche 30 septembre 1804, il ordonne qu'on rassemble, hors les murs de Mayence, les quatre régiments de cavalerie de la garnison. Il fait déjà frais, mais il aime ce vent chargé de pluie qui fouette le visage. Et, durant plusieurs heures, il fait manœuvres comme un simple général, les régiments, lançant les ordres d'une voix claire.

Ici, sur le champ de manœuvres comme sur un champ de bataille, les actes portent en eux les réponses aux questions que l'on se pose.

En avant, il n'y a pas d'autre loi, en avant pour vaincre.

Il reprend la route.

Frankenthal, Kaiserlautern, Simmern, Trèves, Luxembourg, Stenay : il traverse ces villes, y reçoit l'hommage des autorités, passe les troupes en revue, examine les fortifications puis, enfin, il roule sur la route de Paris.

Il arrive au château de Saint-Cloud, peu après onze heures, le vendredi 12 octobre 1804.

29.

Cela fait plus de deux mois que Napoléon a quitté Saint-Cloud. Il lui semble, en parcourant les galeries, qu'il est rentré dans le château de la Belle au bois dormant ! Il s'emporte. Que font les aides de camp ? Il houspille Constant et Roustam pour qu'on lui apporte un uniforme et qu'il quitte cette tenue pleine de la poussière du voyage. On le servira ici, dans son cabinet de travail. Il déjeunera de deux œufs au miroir, d'un morceau de parmesan et d'un verre de chambertin.

Il avale à la hâte les œufs. Croit-on que l'on gouverne en paressant ? Il a souvent le sentiment qu'il est le ressort unique de ce gouvernement, de ce pouvoir.

Il s'indigne à la lecture des premières dépêches. Comment ? ! Pie VII n'a pas encore envoyé une réponse officielle à l'invitation qu'on lui a adressée ? ! Le pape ne se mettra donc pas en route avant la fin du mois, et le sacre ne pourra avoir lieu pour l'anniversaire du 18 Brumaire ! Qu'on presse le souverain pontife. Le temps manque toujours, il faut le dévorer avant qu'il vous dévore. Il faut agir comme si l'ennemi allait fondre sur vous.

Il lit rapidement les rapports de Fouché et des espions de police. De son ton sarcastique, Fouché rapporte les activités du chargé d'affaires anglais à Hambourg, un certain Rumbold, qui reçoit les émigrés, entretient un réseau royaliste, paie les uns et les autres. Et l'on tolère cela ! Il suffit d'enlever Rumbold, de le transporter à Paris, de le faire parler. Il livrera ses agents. Ces hommes-là ne sont pas courageux, et nous sommes en guerre. Il faut agir sur les Russes, sur ce tsar qui se rapproche de l'Angleterre et dont Londres paie les conseillers et l'entourage. Qu'attend-on pour intervenir ?

Voici Fouché qui me questionne comme si je rentrais d'un voyage d'agrément !

Fouché écoute avec son air un peu dédaigneux et supérieur.

Il n'est pas favorable, dit-il, à une action brutale contre Rumbold, qui est accrédité auprès du roi de Prusse. Ce dernier protestera. Quant au tsar, il sera indigné par les tentatives d'influencer sa Cour, ses proches. Donc, tout cela lui paraît impossible et risqué.

Napoléon bondit. Il n'éprouve aucune fatigue de ce long voyage. Mais qu'ont-ils donc tous, ces dormeurs, ces prudents ? !

- Quoi ? ! s'exclame-t-il. Un vétéran de la Révolution comme vous est donc si pusillanime ? !

Il prise. Il marche en tous sens, pour se calmer.

- Ah ! Monsieur, reprend-il, est-ce à vous d'avancer qu'il est quelque chose d'impossible ! À vous...

Il s'approche de Fouché, le toise, l'oblige à détourner les yeux.

- À vous, qui depuis quinze ans avez vu se réaliser des événements qui, avec raison, pouvaient être jugés impossibles ?

Il pointe son doigt vers Fouché.

- L'homme qui a vu Louis XVI baisser sa tête sous le fer d'un bourreau ; qui a vu l'archiduchesse d'Autriche, reine de France, raccommoder ses bas et ses souliers en attendant l'échafaud ; celui, enfin, qui se voit ministre quand je suis Empereur des Français, un tel homme devrait n'avoir jamais le mot « impossible » à la bouche !

Il fixe Fouché, qui n'est pas homme à se démonter. Le ministre répond d'ailleurs d'une voix impertinente :

- En effet, j'aurais dû me rappeler que Votre Majesté nous a appris que le mot « impossible » n'est pas français.

Qu'il exécute donc mes ordres.

Napoléon s'apaise. Cette journée d'octobre est douce, à peine voilée par quelques nuages étirés qui annoncent peut-être la pluie pour la nuit.

La nuit.

Il quitte son cabinet de travail et, d'un pas rapide, se rend dans les appartements de Joséphine. Les dames du Palais sont là. Il aperçoit Mme Duchâtel, Mme de Vaudey qui, audacieuse, lui fait un signe d'intelligence.

Il surprend le regard de Joséphine.

Peut-être sait-elle déjà ? Elle a l'intuition des femmes jalouses et anxieuses. Elle doit accepter ce que je suis.

Il répond d'un sourire à Mme de Vaudey et, sans un mot, il regagne son cabinet de travail.

Cette nuit, dit-il à Constant, « Mme de Vaudey ».

Il s'assied à sa table.

Il lit rapidement le rapport que lui adresse Portalis sur les résultats du plébiscite et, à chaque chiffre lu, il pousse une exclamation. Le total est de 2 962 458 votes, dont 120 302 pour l'armée de terre, et 16 224 pour l'armée de mer. Qu'est-ce cela ? !

Il prend sa plume, raye les derniers résultats, écrit 400 000 et 50 000, refait l'addition et pose pour total 3 400 000 votes. Il n'a pas modifié les 2 567 non. Portalis n'a-t-il pas compris que les nombres n'ont qu'une importance visuelle ? Peut-on laisser penser aux Anglais qu'il n'y a que 130 000 oui dans les armées ? ! Ces sénateurs, ces ministres, ces conseillers d'État qui n'existent que parce qu'il les a faits ne comprennent-ils donc pas que le pouvoir est d'abord une question d'apparence ? Il y a les mots. Et puis il y a les armes.

Ce sont mes résultats, que le Sénat proclamera avec la solennité nécessaire le 6 novembre. Qui s'avisera de les contester ? Je suis l'Empereur, le plébiscite n'a eu lieu que pour confirmer ce qui est. Autant que la confirmation soit éclatante.

La vérité ? Qu'est-ce que la vérité ? Ne suis-je pas l'Empereur des Français ?

Il songe aux jours à venir.

Il faudra que, dans le plus éloigné des villages, la plus reculée des vallées, on sache que je suis l'Empereur et qu'on raconte aux veillées la cérémonie du sacre comme on allait répétant qu'à Reims le roi guérissait, à la sortie de la cathédrale, les malades qu'il touchait.