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Il veut tout voir. Le trajet et la composition du cortège, la place de chacun dans la nef de Notre-Dame, les uniformes des dignitaires. Il dresse la liste des personnalités qui assisteront à la cérémonie, et celle des délégations venues de tout l'Empire, et une fois l'acceptation du pape acquise, le 29 octobre, il s'impatiente du retard du souverain pontife à le rejoindre à Paris.

Le pape, après tout, n'est qu'un homme comme un autre. Et qui doit se plier à ce que j'exige, puisqu'il y trouve son intérêt.

Il écrit au cardinal Fesch, son grand-oncle, ministre plénipotentiaire à Rome, qui va faire le voyage de Rome à Paris en compagnie de Pie VII.

« Il est indispensable que le pape accélère sa marche. Je veux bien différer encore jusqu'au 2 décembre, pour tout délai. Et si, à cette époque, le pape n'était point arrivé, le couronnement aurait lieu, et l'on serait forcé de remettre le sacre. Il est impraticable de retenir si longtemps à Paris les troupes qui y sont appelées et les députations des départements, ce qui fait cinquante mille personnes. »

Il voudrait ne pouvoir compter que sur lui-même. Alors, il lèverait tous les obstacles. Mais il y a les autres, avec leur nonchalance, leurs aveuglements et même leurs jalousies et leurs haines. Leur avidité.

Souvent, il les fuit. Il galope seul, fouetté par le vent, serrant entre ses jambes son cheval et l'éperonnant.

Si les autres avaient la force et la docilité d'une monture, le gouvernement des hommes et des choses serait simple.

Il pense à cela chaque fois qu'il chasse dans les bois de Saint-Cloud ou chevauche en avant de sa suite, force le gibier que les chiens débusquent. Il aime ces courses. Durant quelques heures, il oublie les dossiers, le sacre même, tout à cette guerre entre lui et le gibier. Cette fatigue est saine. Elle le libère et l'apaise. Elle le revigore.

Au retour, il appelle Roustam, réclame un bain chaud, puis il attend la femme convoquée. Mme de Vaudey entre. Elle minaude, comme une coquette. Elle se fait tendre, mais c'est pour présenter un mémoire où sont consignés ses dettes et les noms de ses créanciers. Il paie. Un rapport de police l'avertit que Mme de Vaudey joue de grosses sommes. Pourquoi faudrait-il que je paie cher ce qu'on trouve à si grand marché ? dit-il à Duroc.

Un jour, un aide de camp lui apporte une lettre qu'il lit, ému, inquiet. Mme de Vaudey s'apprête à se tuer puisque l'Empereur ne la reçoit plus. Il mande Rapp chez la dame. Elle mène grande partie autour d'une table de jeu, joyeuse et insouciante.

On ne se moque pas de moi. Qu'on lui ôte sa charge et lui interdise de reparaître à Saint-Cloud ou aux Tuileries.

Pourquoi faut-il que je doive ainsi, moi, piétiner dans ces médiocres petitesses parce que je veux simplement vivre selon ma loi, en essayant d'être juste ?

Il reçoit Marie-Antoinette Duchâtel, si différente de Mme de Vaudey, si aimante. Il la comble de cadeaux, parce qu'elle est désintéressée. Il couvre d'honneurs M. le baron Duchâtel, parce qu'il est un bon directeur de l'Enregistrement, un fonctionnaire efficace et un mari courtois, complaisant par aveuglement.

Une nuit, qu'il partage avec Mme Duchâtel, on frappe à la porte du petit escalier. Napoléon se dresse. Il reconnaît la voix de Joséphine. Marie-Antoinette Duchâtel se drape, se cache le visage. Joséphine martèle durement la porte. Mme Duchâtel pleure.

Quelle est cette farce dans laquelle on le jette ?

Il ouvre brutalement. Joséphine l'injurie, insulte Marie-Antoinette Duchâtel. Il crie. De quel droit cette intrusion ? Joséphine pleure à son tour, fuit. Il la poursuit. Il ne supporte pas qu'ainsi on le ridiculise à ses propres yeux, qu'on essaie de l'entraver. Divorce ! hurle-t-il dans l'appartement de Joséphine. Elle sanglote. Pas de pitié, puisqu'elle le soumet au joug de sa jalousie. Si on l'attaque, il se défend. Il va écouter, l'avertit-il, ceux qui lui conseillent de prendre une épouse capable de lui donner des enfants.

Il sort. Il enrage. Joséphine imagine-t-elle qu'elle va le soumettre à sa loi de vieille épouse, de femme jalouse ?

Il rencontre Eugène de Beauharnais. Il aime le fils de Joséphine, homme droit et courageux. Il a du mal à prononcer devant lui les mots « divorce », « dédommagements ».

- À ce moment qu'un tel malheur va tomber sur ma mère, je n'accepterai rien pour moi, dit Eugène.

Napoléon lui tourne le dos.

Divorce : est-ce juste ?

Il s'en va à grands pas, prisant d'un geste saccadé et répété.

Il pense sans cesse à cela.

Il a entendu, au baptême de Napoléon-Louis, le deuxième fils d'Hortense et de Louis, Joseph et ses sœurs se moquer de Joséphine.

Pourquoi est-il blessé comme si c'était lui que l'on insultait ?

On lui rapporte que Joseph s'en va partout proclamer dans Paris qu'il est le successeur désigné de Napoléon et que Joséphine ne participera pas à la cérémonie du sacre, qu'elle va être répudiée.

Pourquoi ce marécage où on le contraint de patauger ?

Que croit donc Joseph ? Qu'il a des droits sur moi ? Au nom de quoi, qu'a donc fait mon frère pour prétendre à cela ? Pourquoi Roederer, dans le rapport sur les résultats du plébiscite, qu'il a préparé pour le Sénat, fait-il une telle place à Joseph ? Que veut mon frère aîné ? me dominer ? me remplacer ? Pense-t-il que le titre de Grand Maître du Grand Orient de France lui donne le pouvoir de décider de l'avenir ? Il faut savoir ce qu'il cache.

Le 4 novembre 1804, Napoléon convoque Roederer à Saint-Cloud.

Il est onze heures. Napoléon regarde entrer Roederer. Il a confiance dans cet homme qu'on dit faire partie de l'entourage de Joseph. S'il ne l'avait pas été, aurait-il promis à Joseph une si grande destinée ?

- Eh bien, ce rapport ? l'interpelle Napoléon. Dites-moi la vérité, l'avez-vous fait pour moi ou contre moi ?

Roederer proteste de sa fidélité.

- Mais d'où vient donc que vous placez Joseph sur la même ligne que moi ? demande Napoléon. Mes frères ne sont rien que par moi. Ils ne sont grands que parce que je les ai faits grands.

Napoléon ajoute après quelques pas :

- Je ne peux pas souffrir qu'on mette mes frères à côté de moi sur la même ligne.

Il soupire. Les mots s'imposent, il les prononce enfin.

- Je suis juste, je l'ai été constamment depuis que je gouverne. C'est par justice que je n'ai pas voulu divorcer. Mon intérêt, l'intérêt même du système, demandait peut-être que je me remariasse. Mais j'ai dit : « Comment renvoyer cette bonne femme, à cause que je deviens plus grand ! Si j'avais été jeté dans une prison ou envoyé en exil, elle aurait partagé mon sort, et parce que je deviens puissant je la renverrais ? Non, cela passe ma force. J'ai un cœur d'homme ; je n'ai pas été enfanté par une tigresse. Quand elle mourra, je me remarierai, et je pourrai avoir des enfants. Mais je ne veux pas la rendre malheureuse. »

Il baisse la tête, se tait quelques minutes, puis dit :

- J'ai eu la même justice pour Joseph.

Il continue de marcher dans le cabinet de travail.

- Je suis né dans la misère, reprend-il. Joseph est né comme moi dans la dernière médiocrité ; je me suis élevé par mes actions ; il est resté au point où la naissance l'a placé.

Il s'approche de la fenêtre, montre la cour du château.

- Pour régner en France, dit-il, il faut être né dans la grandeur, avoir été vu dès l'enfance dans un palais avec ses gardes, ou bien être un homme capable de se distinguer lui-même de tous les autres.

Il parle. Il ne se doutait même pas qu'il avait tant de griefs contre Joseph, ce monsieur qui refuse les titres qu'on lui donne.