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Il est ici aux Tuileries, lui qui a, le 10 août 1792, traversé ces salles pleines d'une populace en furie.

Il y a moins de huit ans de cela.

Le lendemain, tôt, il parcourt la galerie de Diane où il a fait placer les bustes des grands hommes qu'il admire le plus, de Démosthène à Brutus, de César à Washington, de Frédéric II à Mirabeau. Il marche à pas lents, s'arrêtant devant chaque visage.

Il évoque le cortège de la veille, les folles acclamations de la foule quand il s'est découvert devant les drapeaux.

- La joie du peuple était vraie, dit-il à Bourrienne qui l'accompagne. Et d'ailleurs, consultez le grand thermomètre de l'opinion, voyez le cours des rentes : à onze francs le 17 brumaire, et aujourd'hui à vingt et un francs ! Avec cela, je puis laisser caqueter les jacobins. Mais qu'ils ne parlent pas trop haut.

Il revient sur ses pas, s'immobilise devant le buste d'Alexandre puis celui d'Hannibal, et à nouveau devant celui de César.

- Bourrienne, dit-il, ce n'est pas tout que d'être aux Tuileries ; il faut y rester.

Il regarde vers la place du Carrousel. Il aperçoit l'inscription qui célèbre le 10 août.

- Qui est-ce qui n'a pas habité ce palais ? murmure-t-il. Des brigands, des conventionnels.

Il tend le bras. C'est de là, à la fenêtre de la maison du frère de Bourrienne, qu'il a vu assiéger les Tuileries, puis capituler Louis XVI.

Il lance :

- Qu'ils y viennent !

3.

Napoléon aime le milieu de la nuit. Le temps semble s'y dilater. Dans le silence et l'obscurité qui environnent ses appartements, il a l'impression que la main qui depuis l'aube le serre relâche son étreinte.

Il entre dans le bain, il s'allonge. Son mamelouk place de nouvelles bûches dans le feu. Il a besoin de cette chaleur. Il doit toujours, dans la journée, chasser cette sensation de froid qui pénètre en lui. Quand il sort, il croise frileusement sur sa poitrine les deux revers de sa redingote de drap gris.

Peut-être est-ce sa maigreur qui l'empêche de lutter contre le froid. Ce matin, il claquait des dents dans son cabinet alors qu'on commençait à lui lire les articles des journaux anglais et allemands. Les français lui importent peu. Parfois il dicte lui-même les articles !

Il a arrêté un instant le secrétaire et, tourné vers Bourrienne, il a lancé :

- J'ai froid. Vous voyez comme je suis sobre et mince. Eh bien, on ne m'ôterait pas de l'idée qu'à quarante ans je deviendrai gros mangeur et que je prendrai beaucoup d'embonpoint. Je prévois que ma constitution changera et, pourtant, je fais assez d'exercice. Mais, que voulez-vous ? c'est un pressentiment, cela ne peut manquer d'arriver.

Il ferme les yeux. L'eau brûlante le recouvre entièrement. Tous ses muscles se relâchent peu à peu, même celui de cette épaule droite qui, parfois, quand viennent la colère et l'émotion, se contracte, et l'épaule se soulève dans une sorte de mouvement nerveux qu'il ne peut contrôler.

L'eau apaise aussi ces brûlures et ces démangeaisons qui l'irritent souvent dans la journée. Il suffit parfois de l'une de ces correspondances de l'étranger, qui montre l'entêtement de Pitt et des Autrichiens, ou bien d'un courrier du général Moreau, qui regrette, au nom de la prudence, le plan d'attaque par la Suisse, afin de tourner les Autrichiens, et qui prévoit de franchir le Rhin, frontalement. Mais il ne faut pas, pas encore, critiquer ou briser Moreau. Sa réputation est trop établie. Il est en relation avec trop d'officiers. La prudence, avec ceux qui disposent du pouvoir sur les hommes en armes, est de règle.

À la fin de la matinée, après avoir lu les rapports de police, signé les réponses aux lettres, dicté des directives et des instructions, il est passé dans le cabinet topographique, réservé aux cartes. Il veut connaître le déplacement de toutes les armées, leur approvisionnement. Il faut que les espions anglais et autrichiens s'imaginent que l'armée de réserve que l'on constitue à Dijon n'est qu'un leurre destiné à leur faire croire que se constitue un corps de bataille. Il faut donc parler de l'armée de réserve avec emphase pour les conforter dans cette idée d'une action de propagande et cependant la constituer.

De cela, il n'a rien dit aux deux autres consuls, ni au Conseil d'État, auquel il a rendu visite. Cambacérès, qui n'aime pas les Assemblées, a craint que le Conseil d'État ne prenne trop d'importance, ne soit le siège d'une opposition. Il ne connaît pas les hommes, décidément, même s'il les aime jeunes et bien faits ! Il est vrai que c'est leur corps plus que leur esprit, qui l'attire.

Il suffit, pour domestiquer les hommes, de les gâter. L'expression est juste, n'est-il pas vrai ? « Je traiterai si bien ceux que je placerai au Conseil d'État qu'avant peu cette distinction deviendra l'objet de l'ambition de tous les hommes de talent qui désirent parvenir. »

Il y a encore quelques bavards au Tribunat, des membres de cette Assemblée qui disent : « Dans ces lieux, si l'on osait parler d'une idole de quinze jours, nous rappellerions qu'on vit abattre une idole de quinze siècles », d'autres, comme ce Benjamin Constant, qui évoquent un « régime de servitude et de silence ».

Napoléon sort du bain. Le souvenir de ces phrases vite étouffées sous les protestations et les excuses de leurs auteurs suffit à briser ce calme qui peu à peu s'était installé en lui.

- Je vais couper les oreilles à ces avocats, dit-il à l'aide de camp devant lequel il rappelle ces propos.

Il le retient. Ce ne sont pas là des façons d'agir.

Il sort du bain. Son mamelouk, aidé de deux petits Abyssiniens, qui servent aussi à table, le sèche.

Il va descendre chez Joséphine.

Il faudrait lui parler d'argent, des dettes folles qu'elle accumule pour ses bijoux, ses parures, ses chapeaux, le mobilier, les bibelots.

Il est vrai qu'elle sait recevoir. Il apprécie la Malmaison, cette demeure près de Rueil qu'elle a achetée, aménagée avec élégance. Il s'y rend du samedi midi au lundi midi. On y dîne le plus souvent à plus de vingt, et, quelquefois, il y a plus de cent invités. Mais Joséphine, il l'a appris par les rapports de police, par Bourrienne, par la rumeur, doit plus d'un million de francs, peut-être le double ! Il faut charger Bourrienne d'apurer les comptes. Avec six cent mille francs. Qu'il menace les créanciers qui ont dû exagérer toutes les factures. Mais, celles-ci payées, Joséphine recommencera, il en est sûr. Il faut de l'argent pour elle, pour assurer l'avenir. Que signifierait, d'ailleurs, être au pouvoir et manquer d'argent ? Le pouvoir, c'est aussi l'argent. Il y a les cinq cent mille francs de traitement de Premier consul. Les deux autres n'ont droit qu'à cent cinquante mille. Il y a les crédits de dépense de la « maison consulaire », de l'ordre de six cent mille francs.

Quand un habit, veste et culotte, ne coûte que trente-deux francs, un cheval trois francs, et qu'une journée de travail est payée de un à deux francs, qu'un général de division touche quarante mille francs, cela peut sembler énorme, mais il ne peut y avoir d'égalité entre l'homme qui ordonne et celui qui obéit.

Et serais-je le seul à ne pas disposer d'une fortune alors que tous se sont enrichis ?

Lucien, nommé ministre de l'Intérieur, est mêlé à tant de trafics, fait l'objet de tant de rumeurs, qu'il va falloir l'éloigner. Joseph, membre du Conseil d'État, qui gère les fonds familiaux, est installé dans le somptueux château et domaine de Mortefontaine. C'est là que Murat et Caroline ont célébré leur mariage. Il possède un hôtel élégant construit par Gabriel, rue du Rocher. Pauline et son époux, le général Leclerc, sont installés dans un hôtel particulier de la rue de la Victoire. Letizia Bonaparte est entourée de financiers qui la conseillent pour ses placements.