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- Il ne veut pas être prince ? Est-ce qu'il prétend que l'État lui accorde deux millions pour se promener dans les rues en frac brun et en chapeau rond ?

La voix de Napoléon change. Il est hargneux.

- Les titres font partie d'un système, dit-il, et voilà pourquoi ils sont nécessaires.

Il revient vers Roederer.

- Vous ne me faites pas la grâce de m'accorder un peu d'esprit et de bon sens ? demande-t-il.

Pourquoi, explique-t-il, a-t-il attribué tous ces titres de maréchaux ? Parce que les généraux étaient attachés aux principes républicains. Il fallait qu'ils acceptent l'Empire.

- Ils se sont trouvés dans l'impossibilité de le refuser ou de le donner de mauvaise grâce quand ils ont vu qu'ils recevaient eux-mêmes un titre considérable.

Il s'écarte de Roederer.

- Que veut Joseph ? Prétend-il me disputer le pouvoir ? Je suis établi sur le roc.

Il écoute Roederer chercher des excuses à Joseph. Joseph serait malade. Napoléon hausse les épaules.

- Le pouvoir ne me rend pas malade, moi, car il m'engraisse. Je me porte mieux que jamais... Ma maîtresse, c'est le pouvoir, j'ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir, ou souffrir même qu'on la convoite...

Il a une moue d'amertume.

- Joseph a baisé ma maîtresse, murmure-t-il.

Puis il s'emporte.

- Le Sénat, le Conseil d'État seraient en opposition avec moi sans pouvoir me rendre tyran. Pour me rendre tyran, il ne faut qu'un mouvement de ma famille. Ils sont jaloux de ma femme, d'Eugène, d'Hortense, de tout ce qui m'entoure. Ma femme est une bonne femme qui ne leur fait point de mal. Elle se contente de faire un peu l'impératrice, d'avoir des diamants, de belles robes, les misères de son âge...

Il se tait, comme surpris par ce qu'il dit.

- Si je la fais impératrice, c'est par justice. Je suis surtout un homme juste. Il est juste qu'elle participe à ma grandeur... Oui, elle sera couronnée, dût-il m'en coûter deux cent mille hommes !

Il rugit.

- Elle est toujours en butte à leurs persécutions. Il est bien facile à M. Joseph de me faire des scènes. Quand il a terminé, il n'a qu'à s'en aller chasser à Mortefontaine et s'amuser. Moi, en le quittant, j'ai devant moi toute l'Europe pour ennemie.

Il lève les bras.

- Et puis, on me parle toujours de ma mort. Ma mort ! Toujours ma mort ! C'est une triste idée à me mettre toujours sous les yeux... Mais si je mourais demain, toute ma maison serait d'abord contre Joseph...

Il se calme un instant.

- Je puis renverser ce système, que j'aie des enfants ou non. Il faut que la chose marche ; César, Frédéric n'ont point eu d'enfants...

Il donne un soufflet amical à Roederer.

- Vous devez être pour moi, marcher pour moi...

Il a placé ses mains sous les basques de son habit.

Un aide de camp entre. Il est treize heures. La messe va être dite. On attend l'Empereur.

Napoléon sourit.

- Le système, répète-t-il.

Il a donc décidé que Joséphine serait couronnée avec lui.

Ils la jalousent. Ils la haïssent trop pour qu'il ne se sente pas blessé par leurs attaques. Il la défend pour se défendre. Pour se respecter.

À dîner, dans la grande salle à manger de Saint-Cloud, il écoute ses sœurs et la femme de Joseph criailler parce qu'elles doivent porter la traîne de Joséphine lors de la cérémonie du sacre à Notre-Dame.

Elles le feront. Elles plieront.

Je suis l'Empereur. Je le veux.

30.

Il chasse. Parfois il donne de si violents coups d'éperon dans les flancs du cheval, que celui-ci se cabre, hennit et bondit. Mais Napoléon tire sur les rênes, maîtrise la monture, la dirige vers cette futaie sombre non loin de la route de Nemours, là où presque chaque jour depuis qu'il s'est installé dans le château de Fontainebleau, il poursuit les cerfs.

Voilà trois jours qu'il attend l'arrivée du pape. Il lance son cheval au galop et, couché sur l'encolure, il passe sous les branches les plus basses. Il a envie de hurler.

Chaque matin, lorqu'il lit les courriers des préfets qui annoncent le passage des quatre convois pontificaux, il peste. Ce pape en prend à son aise, avec sa suite de cent huit personnes et, rien que pour son entourage, dix carrosses et soixante-quatorze chevaux. Il en veut au cardinal Fesch de ne pas avoir su presser le souverain pontife pour qu'il se mette en route plus tôt.

Mais il y est décidé : il n'attendra pas au-delà du 2 décembre. Paris regorge de délégations. La tension monte entre les membres de sa famille. On se dispute à chaque rencontre ! Assez !

Il a aussi quitté Saint-Cloud pour cela, et il s'est installé le 22 novembre dans le château de Fontainebleau.

Il se promène dans le parc, malgré la pluie ou la bruine. Il s'enfonce dans le brouillard ou bien parcourt les appartements du connétable, que Vivant Denon, qui dirige le Louvre et qui fut de l'expédition d'Égypte, a préparés pour le souverain pontife.

Napoléon s'arrête devant un immense tableau représentant Les Filles de Béthulie marchant au-devant de David. Il se tourne vers Denon.

- Tableau d'inspiration religieuse, Sire, murmure ce dernier avec un sourire.

Napoléon quitte l'appartement. Il ne peut supporter cette attente. Il a convoqué le peintre Isabey, exige que celui-ci représente en une série de dessins les différentes étapes de la cérémonie du sacre, puisqu'on ne peut répéter dans Notre-Dame, les ouvriers n'ayant pas encore achevé les travaux d'embellissement.

Il veut un plan détaillé, comme pour une bataille. Et cette cérémonie en est une.

L'ont-ils compris, ceux qui, il le sait par les rapports de police, murmurent et se moquent ?

Le 25 novembre au matin, un aide de camp annonce que le pape approche, qu'il arrivera sur la route de Nemours.

Enfin.

Ce sera une rencontre de hasard, dit Napoléon.

Il sort du château à midi. Il est en habit de chasse. Il chevauche. Il fait froid et gris. Il fait halte à l'obélisque puis au polygone de tir de l'École militaire. On le salue par une salve d'artillerie. À la croix de Saint-Hérem, le grand veneur lui présente son rapport.

Car il chasse. Il est l'Empereur et il ne veut pas paraître se soumettre à Pie VII. Ils sont, le pape et lui, « les deux moitiés de Dieu ». Il descend de cheval, se dirige vers la voiture du souverain pontife, qui descend à son tour.

Ce n'est qu'un homme las.

Napoléon le dévisage durant quelques secondes, puis l'embrasse et fait avancer sa voiture d'Empereur. Il monte le premier, à gauche, laissant la droite au pape.

Il voit, sur le perron du château, Talleyrand qui s'avance pour accueillir le pape.

Mon ministre. Un ancien évêque rallié à la Révolution et retourné depuis à l'état laïque. Et marié. Rien n'est impossible en cette époque.

Il est apaisé maintenant. Le sacre aura lieu à la date fixée du 2 décembre.

Dans l'un des salons, Isabey a déployé un plan de Notre-Dame, et disposé de petits personnages de bois dont il a peint les habits de papier. Ils représentent les invités de la cérémonie. Napoléon fait le tour de la table, déplace certains des personnages. Voilà comment il faudrait pouvoir gouverner les hommes. Les soumettre à une nécessité supérieure. Et c'est pour cela aussi qu'il aime la discipline des armées. Les hommes y obéissent à la logique des pensées de celui qui les commande.

Il examine point par point les détails de la cérémonie, revoit les costumes, la place des uns et des autres, à chaque moment de la journée, dans le cortège et dans la cathédrale.

David se chargera de fixer pour l'Histoire la scène. Il faut un tableau qui parle à l'imagination, qui soit la représentation magnifiée de ce qui va avoir lieu.