Napoléon s'assombrit tout à coup. Il dit à David qu'il veut que Madame Mère figure sur le tableau. Puis, les mains derrière le dos, il s'éloigne. Letizia Bonaparte, têtue, a refusé d'assister à la cérémonie. Elle a préféré rejoindre Lucien en exil à Rome.
Il ressent cette absence comme une douleur, la preuve qu'il est impossible de plier les êtres, même les plus proches, à son désir de les faire participer tous à ses projets.
Cette pensée l'irrite.
Au grand dîner donné le 26 novembre dans la plus vaste des salles du château de Fontainebleau, il reste silencieux. Le pape, qui lui fait face, est un petit homme au teint blême mais aux yeux vifs, qu'il ne baisse pas.
Napoléon s'étonne qu'il refuse, après le dîner, d'assister au concert qu'offre Joséphine. Au moment où le pape quitte la salle, Napoléon surprend entre Pie VII et Joséphine un regard plein de connivence.
Il a tout à coup l'intuition que les choses lui échappent, que Joséphine et le pape se sont alliés contre lui.
Il essaie de chasser cette idée de son esprit, examine une nouvelle fois l'ordonnancement du cortège qui doit se rendre des Tuileries à Notre-Dame.
Le cardinal Fesch s'approche, commence à chuchoter. Sa Sainteté, dit-il, a appris que l'union entre Napoléon Bonaparte et Joséphine n'a pas été bénie, qu'ils ne sont donc pas mariés aux yeux de l'Église. Et Pie VII ne pourra participer aux cérémonies du sacre dans ces conditions, à moins que le mariage religieux ne soit célébré d'ici le 2 décembre. Et Fesch a obtenu du pape le droit de procéder à cette célébration.
Le piège s'est renfermé sur Napoléon.
La colère le submerge. Voilà ce qu'est cette femme qu'il a refusé de quitter, qu'il a défendue contre ses frères et ses sœurs. Il serre les poings. Il s'est toujours gardé de faire bénir leur mariage. Il a laissé ainsi la porte ouverte à la dissolution de ces liens. Un mariage civil se rompt par un jeu d'écritures.
Il hurle, bouscule Constant et Roustam lorsque ceux-ci l'aident à se déshabiller.
Il injurie Joséphine.
Puis, tout à coup, il se calme.
Que peut-il, sinon céder ?
Le 28 novembre, il est assis aux côtés du pape dans le carrosse qui, à dix-huit heures vingt-cinq, franchit la barrière des Gobelins. La foule est immense, recueillie. Certains s'agenouillent quand passe le souverain pontife. Napoléon observe ces manifestations de piété de la foule. Ainsi sont les hommes, prêts à se soumettre.
On traverse l'esplanade des Invalides, le pont de la Concorde, puis on longe le quai des Tuileries. Partout la foule se presse.
Il regarde souvent à la dérobée le pape qui répond par des bénédictions aux acclamations. Cet homme est une force. Et il le sait.
Quand la voiture s'arrête dans la cour des Tuileries, sous le péristyle de l'escalier du pavillon de Flore, Napoléon est résolu à s'incliner. Il fera bénir son mariage avec Joséphine par le cardinal Fesch. C'est la nécessité du moment. Et il faut s'y soumettre.
Le 30 novembre 1804, alors que le pape reçoit les représentants des grands corps de l'État, Napoléon se rend chez Joséphine. Elle est au milieu de ses dames du Palais.
Les vêtements de cérémonie, son grand manteau de cour de satin blanc brodé d'or et d'argent mélangé sont étendus sur des fauteuils et des canapés.
Napoléon dit d'un ton égal que le cardinal Fesch procédera à leur mariage religieux dans l'après-midi du 1er décembre, à quatre heures dans les appartements particuliers des Tuileries.
Elle fait un pas pour s'approcher de lui, l'embrasser.
Il se dérobe.
Il ne sera pas prisonnier de ce piège qu'elle lui a tendu.
Ce mariage sera sans témoins, et donc plus facile à dissoudre.
La porte de l'avenir reste ainsi entrebâillée.
Il n'est pas un homme qu'on enferme.
31.
Enfin, cela commence !
Napoléon est assis dans la salle du trône des Tuileries. Il est onze heures ce 1er décembre 1804. Les portes s'ouvrent, les sénateurs s'avancent, puis s'immobilisent à quelques mètres du trône.
C'est la première cérémonie. Celle par laquelle il est un empereur différent des autres, puisque le Sénat vient lui présenter les résultats du plébiscite et que François de Neufchâteau, le président du Sénat, déclare « revendiquer pour les républicains dont le patriotisme a été le plus fervent et le plus ombrageux, le droit d'être les plus fermes appuis du trône ».
Le discours est long. « Sire, vous faites entrer au port le vaisseau de la République, conclut François de Neufchâteau, oui, Sire, de la République. »
Napoléon se lève.
Demain, ce sera le sacre. Chaque moment de la cérémonie a été négocié avec le pape. Napoléon s'agenouillera et recevra l'onction pontificale. Mais c'est lui-même qui se couronnera et couronnera Joséphine. Le souverain pontife a accepté.
Ainsi sont réunis tous les signes du pouvoir, le sacrement religieux et le couronnement par moi-même. Comme aujourd'hui, 1er décembre, c'est le vote du peuple qui me consacre.
- Je monte au trône, où m'a appelé le vœu unanime du Sénat, du peuple et de l'armée, dit-il, le cœur plein des grandes destinées de ce peuple que, du milieu des camps, j'ai le premier salué du nom de Grand, commence Napoléon.
Jamais Napoléon n'a été aussi sûr de lui-même. Il a enfin atteint ce but vers lequel il avançait.
- Depuis mon adolescence, continue-t-il, mes pensées tout entières lui sont dévolues et, je dois le dire, ici mes pensées et mes peines ne se composent plus aujourd'hui que du bonheur et du malheur de mon peuple.
Tous ces visages tournés vers lui forment comme une grande vague aux traits indistincts.
- Mes descendants conserveront longtemps ce trône, ajoute-t-il. Dans les camps, ils seront les premiers soldats de l'armée sacrifiant leur vie pour la défense du pays...
Il dit encore quelques phrases.
« Mes descendants » : ce sont ces mots-là qui restent dans sa gorge. Pourra-t-il léguer ce qu'il a conquis et construit ?
Il ne pense qu'à cela lorsque, dans l'après-midi du 1er décembre, dans les appartements particuliers, il écoute le cardinal Fesch célébrer le mariage religieux avec Joséphine.
Lorsque la cérémonie est terminée, il entend Joséphine qui chuchote à Fesch qu'elle désire un certificat attestant qu'elle a reçu ce sacrement.
Elle a donc peur. Elle a compris pourquoi aucun témoin n'a assisté à la cérémonie.
Il ressent pour elle, devant cet aveu de faiblesse, un mouvement de tendresse.
Vivons ces jours ensemble. La Fortune décidera des événements futurs.
La nuit du 1er au 2 décembre, il ne peut dormir. De six heures du soir à minuit se succèdent les salves d'artillerie tirées d'heure en heure. Il entend, entre les explosions, les musiques militaires qui parcourent les rues de Paris. Et, lorsqu'il approche de la fenêtre, il aperçoit les ouvriers qui, à la lumière des torches, sablent la cour du palais et la terrasse qui longe le château des Tuileries.
Il neige et il fait un froid glacial.
Le matin du 2 décembre, il se laisse vêtir par Roustam et Constant. Son costume de velours pourpre et blanc brodé d'or étincelle de pierreries. Puis il se rend dans l'appartement de Joséphine.
Elle est belle, jeune. Il sait que c'est le résultat des artifices, poudre et rouge, dont elle est experte, mais dans sa robe et son manteau de satin blanc, elle paraît à peine vingt-cinq ans.
Ils se dirigent vers le carrosse auquel sont attelés huit chevaux empanachés. Les pages attendent pour bondir derrière le siège du cocher et à l'arrière de la voiture. Louis et Joseph vont prendre place sur la banquette face à Napoléon et à Joséphine, et le cortège qui comprend vingt-cinq voitures s'ébranle.