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Quelques jours plus tard, il entre dans la salle de l'Opéra. Là sont réunis tous les maréchaux qui ont de leurs deniers organisé cette fête en son honneur.

Il ne craint plus la rébellion de quelques-uns d'entre eux.

Ils sont maréchaux. Ils acceptent donc qu'il soit l'Empereur.

Son « système », comme il l'a dit à Roederer, a fonctionné.

Mais que feraient ces hommes s'il était un jour vaincu, à terre ?

Est-ce l'heure d'y songer ?

Il ouvre le bal avec Joséphine au milieu des acclamations, dans la lumière dorée de cent lustres.

Pourquoi ne triompherait-il pas demain comme il a été victorieux hier ?

Il danse dans le regard admiratif des couples qui se pressent autour de la piste de bal.

Il se sent si jeune encore. Il est dans sa trente-cinquième année.

Huitième partie

Les têtes couronnées n'y entendent rien :

 je ne crains pas la vieille Europe

Janvier 1805 - Août 1805

32.

Napoléon jette un coup d'œil à Marie-Antoinette Duchâtel qui marche, appuyée à son bras, dans les allées du parc de la Malmaison. Voilà plus d'une heure qu'ils se promènent ainsi côte à côte, dans ce début d'après-midi d'une journée de janvier 1805 glaciale mais ensoleillée. Mme Duchâtel a les joues rosies par le froid. Elle est parfois prise de frissons, mais il ne lui propose pas de rentrer. Dans le salon se pressent les invités de Joséphine. Ils doivent, tout en caquetant, regarder le parc, baisser les yeux et la voix, faire comme s'ils ne voyaient pas Napoléon en compagnie de cette jeune femme qu'ils connaissent bien et dont ils savent quelles sont les relations avec l'Empereur.

Je fais ce que je veux.

Joséphine doit soupirer, maugréer. N'a-t-elle pas eu tout ce qu'elle désirait ? Son mariage religieux, le sacre, la gloire. Alors il faut bien qu'elle accepte Mme Duchâtel.

Il lui serre le bras. A-t-elle froid ?

La maison, dit-il, est plus glacée que le parc, mais il veut y passer quelques jours pour s'éloigner un peu de Paris, chasser, se promener sous les arbres avec elle. Parler aussi.

Sait-elle qu'il n'oublie rien ? Peut-elle imaginer ce qu'il était il y a vingt-cinq ans, dix ans ? Lui-même parfois s'étonne.

En 1795, il y a seulement dix ans, il était un général de brigade famélique qui avait été emprisonné quelques mois plus tôt pour robespierrisme. Mais le nom de Robespierre fait-il trembler Marie-Antoinette Duchâtel ? Elle est trop jeune pour avoir connu la Terreur.

Il y a dix ans, poursuit-il, il était amoureux, peut-elle le croire, d'une jeune Marseillaise qui est aujourd'hui Mme la maréchale Bernadotte.

Que serai-je dans dix ans, en 1815 ?

Il entraîne Marie-Antoinette Duchâtel hors des sous-bois, dans les allées que le soleil chauffe un peu. La lumière est si vive qu'elle éblouit.

Il rencontre souvent, continue Napoléon, les personnes qu'il a connues ces années-là, il y a dix ou vingt ans. Il a reçu il y a peu, avec tous les honneurs, un vieil homme, le maréchal de Ségur, qui a signé en 1784, il y a vingt et un ans, son brevet de cadet gentilhomme, et qui a failli s'évanouir tant il était ému lorsqu'il l'a reconduit jusqu'à l'escalier. Mais Napoléon a aussi revu sa logeuse de Valence, ou bien tel ou tel de ses professeurs de Brienne, et bien sûr le grand Laplace, son examinateur à l'École militaire.

Je n'ai rien oublié. Ceux qui étaient au siège de Toulon ont été récompensés. Amis ou rivaux, le temps a effacé les aspérités, reste le souvenir de ces années. Marmont est maréchal. Et le général Du Teil, qui commanda à Auxonne, a été nommé commandant de la place de Metz.

- Je n'oublie jamais ceux qui m'ont aidé.

Il murmure :

- Et aimé.

Elle ne demande rien.

Mais il n'est pas dupe. Il reconnaît à sa voix, quand elle raconte les petites intrigues des salons, qu'elle pousse Murat et sa femme, dont elle est l'amie. Il fera de Murat un prince, grand amiral. Est-elle satisfaite ? Elle se contente de sourire. Mais il nommera Eugène de Beauharnais archichancelier, avec, lui aussi, le titre de Prince français. Il faut tenir l'équilibre entre les clans, enraciner son pouvoir par l'intérêt des uns et des autres. Il est sans illusion. Même sur Marie-Antoinette Duchâtel. Il faut qu'il donne, c'est ce qu'on attend de lui. Et il le doit, pour qu'on lui reste fidèle.

Tout en écoutant le babillage de Marie-Antoinette, il complète dans sa tête les listes de ceux qu'il fera grands dignitaires - il y en aura six - grands officiers civils, et auxquels il attribuera dans le faste de la salle du trône, le grand cordon de la Légion d'honneur. Ils seront quarante-huit - il les a tous en mémoire - à recevoir les Grandes Aigles.

- Savez-vous, dit-il en se dirigeant vers les bâtiments de la Malmaison, c'est avec l'honneur qu'on fait tout des hommes.

Il chuchote à Mme Duchâtel, avant d'entrer au salon, qu'il la reverra chez elle, dans la petite maison de l'allée des Veuves, aux Champs-Élysées, qu'il lui a louée pour qu'ils puissent se retrouver sans craindre une nouvelle visite de Joséphine et l'un de ses esclandres insupportables.

Joséphine a le visage creusé, la couche épaisse de poudre qui couvre son menton s'écaille, parce que son visage tremble de fureur et d'amertume.

Il lui sourit, l'entraîne. Comment ne comprend-elle pas que l'amour n'est pas fait pour lui ? L'amour est fait pour d'autres caractères que le sien. Elle le sait, dit-il, c'est la politique qui l'absorbe tout entier.

Elle ne se déride pas. N'a-t-il pas passé plusieurs heures dans le parc avec Mme Duchâtel, aux yeux de tous ? Elle a été blessée.

Elle est l'Impératrice, répond-il avec impatience. Il ne supporte pas l'inquisition qu'elle exerce sur lui, elle l'humilie par l'espionnage dont elle l'environne, elle fournit des armes à ses ennemis. Il ne l'acceptera plus.

Mais qu'elle se rassure. « Je ne veux nullement voir ma Cour sous l'empire des femmes, poursuit-il. Elles ont fait tort à Henri IV et à Louis XIV ; mon métier à moi est bien plus sérieux que celui de ces princes, et les Français sont devenus trop sérieux pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maîtresses en titre. »

Joséphine s'est un peu rassérénée. Elle ne se plaindra plus, murmure-t-elle. Le jour venu, qui ne saurait tarder, dit-il d'une voix devenue gaie, il lui demandera de « l'aider à rompre une liaison qui ne le satisfait plus guère ».

Il faut rassurer Joséphine. Et puis, n'est-il pas vrai qu'il ne sait plus aimer ?

Il rentre aux Tuileries puis s'en va à Saint-Cloud. Mais il oublie parfois dans quel lieu il se trouve, tant il reproduit les mêmes gestes, s'adonne aux mêmes tâches, voit les mêmes visages.

- Je suis une bête d'habitude, dit-il à Méneval avant de commencer à lire les rapports de Desmarets, qui dirige la Haute Police, ces services secrets qui espionnent les étrangers.

Mais les mémoires des espions de Fouché le passionnent autant, comme ceux des cabinets noirs, qui ouvrent les correspondances. Comment gouverner sans connaître les opinions, les conspirations qui se trament ?

Car les adversaires n'ont pas désarmé.

Il lit cette anagramme qu'on répand dans Paris :

Napoléon Empereur des Français

ou

Ce fol Empire ne durera pas son an

Il déchiffre ces épigrammes que les espions se procurent dans les cafés et qu'on se répète à voix basse :

Le zèle du préfet mérite qu'on le loue,

Mais il a beau sabler, balayer nuit et jour