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Partout où passera la Cour,

Partout on verra de la boue.

Napoléon froisse ces feuilles, les jette à terre, les reprend. Il découvre le texte d'une affiche qu'on placarde au Carrousel, à quelques pas des Tuileries :

Les Comédiens impériaux donneront aujourd'hui

LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION

DE

L'EMPEREUR MALGRÉ TOUT LE MONDE

suivi de

Le Consentement forcé.

Spectacle donné au profit d'une famille indigente.

On se moque du pape Pie VII, Pistache, crient les limonadiers aux grands rires des badauds, rapportent les espions.

Que fait Fouché ? Que fait donc le préfet de police ? Les rumeurs, les sarcasmes, les pamphlets sont une gangrène qui pourrit le pays. Peut-on laisser moquer le souverain pontife alors qu'il séjourne encore à Paris ?

Je veux, dicte Napoléon, que le préfet de police surveille au moment du carnaval, en février, toutes les mascarades, et qu'on empêche de courir les rues en habits ecclésiastiques. Et qu'on crée un bureau de police chargé de surveiller les journaux, les théâtres, les imprimeries, les librairies. Et qu'on interdise à qui que ce soit de reproduire les articles des journaux anglais.

Ce sont nos ennemis.

Il en a l'intuition dès ce début de l'année 1805, c'en est fini du temps des fêtes.

Il repousse du pied les rapports de police qui jonchent encore le sol de son cabinet de travail. Ces attaques l'ont réveillé, même s'il n'a jamais été englouti par le rêve. Mais il a durant quelques jours de décembre 1804 repoussé ces préoccupations qui maintenant l'assaillent.

- Nous ne sommes plus au temps des choses aimables et frivoles, dit-il. Il ne faut que du grave et du sérieux.

Il fait un bref séjour à Boulogne, passe en revue les troupes, monte à bord de quelques chaloupes canonnières. C'est le plein hiver, les vents froids, les tempêtes. Il écoute l'amiral Bruix. Il se souvient de leur différend. Mais Napoléon ne s'obstine pas, cette fois-ci. L'invasion de l'Angleterre sera remise au printemps. Et peut-être faudrait-il tenter d'éviter la guerre.

Il dicte une lettre pour George III, le roi d'Angleterre.

« Je n'attache aucun déshonneur à faire le premier pas », dit-il.

Il fixe Berthier, qui se tient debout près de la table où Méneval écrit.

L'étonnement du ministre de la Guerre est plaisant. Imagine-t-il que je pense que le roi d'Angleterre acceptera mes suggestions ? Mais il faut les faire. S'il y a une chance à saisir, une seule, je la tente. Et s'il n'y en a pas, l'opinion saura que je veux la paix.

« J'ai, reprend-il, assez prouvé au monde que je ne redoute aucune des chances de la guerre. Le monde est assez grand pour que nos deux nations puissent y vivre. »

Le monde peut-être, mais l'Europe ?

Il déploie les cartes, s'agenouille, pointe sur les grands espaces océaniques des épingles aux têtes de couleurs différentes.

Ici, à Toulon, l'escadre de Villeneuve. Là, à Cadix, celle de notre allié espagnol, l'amiral Gravina. Et à Brest, la flotte de Ganteaume. À Rochefort, une autre escadre encore, celle de Missiessy.

Il se redresse. Il prise, il marche une main derrière le dos, sous les basques de son habit.

- Il suffirait..., dit-il.

Puis il commence à dicter.

Parfois il s'arrête, les yeux fixes, comme s'il voyait défiler les escadres devant lui.

Les flottes de Villeneuve, de Gravina et de Missiessy, dit-il, se dirigeront vers les Antilles, afin d'y attirer l'escadre anglaise, puis elles reprendront le chemin de l'Europe à toutes voiles. À ce moment, Ganteaume sortira de Brest et barrera la Manche où il ne restera que quelques navires anglais, les autres se seront élancés à la poursuite des escadres françaises, vers les Antilles.

« Résistez, deux jours seulement, Ganteaume. Ne perdez pas de vue les grandes destinées que vous tenez dans les mains. Si vous ne manquez pas d'audace, le succès est infaillible. »

Alors la Grande Armée de Boulogne passera en Angleterre sur les chaloupes canonnières et les péniches.

Villeneuve quittera Toulon le 30 mars ; Ganteaume, Brest le 1er juin.

Et je passerai la Manche avant le 15 juin.

- Voilà le plan naval, dit-il.

Si je pouvais commander aux escadres, s'il s'agissait de cavaliers et de grenadiers...

Il parle devant le général Lauriston qui est entré dans le cabinet de travail.

- Mais nos amiraux ont besoin de hardiesse, dit-il, pour ne point prendre des frégates pour des vaisseaux de guerre, et des vaisseaux marchands pour des flottes.

Il serre les dents.

- Il faut de la décision dans les délibérations, murmure-t-il, et, l'escadre une fois sortie, aller droit au but, et non relâcher dans les ports ou revenir.

Seulement, il n'est pas le maître des escadres.

Ces océans, avec leurs coups de vent, leurs lames de fond, échappent à la logique.

Le 19 mars, à la fin de la journée, Méneval apporte une nouvelle dépêche communiquée par le télégraphe optique depuis Boulogne.

Le visage de Méneval exprime le désarroi. Napoléon lui arrache la dépêche.

L'amiral Bruix est mort.

Napoléon quitte le cabinet. Les portes claquent.

La maladie et la mort, comme l'océan, sont imprévisibles.

Il ne supporte pas de se trouver ainsi soumis à ce qu'il ne maîtrise pas.

Voilà déjà le deuxième amiral qui meurt, comme si les affaires navales étaient marquées d'une malédiction. Il repousse cette idée, répète qu'il suffira de deux jours pour traverser la Manche, deux jours seulement.

Il s'assied, se fait servir son repas sur le petit guéridon d'acajou qui se trouve dans le salon attenant à son cabinet de travail et où il déjeune le plus souvent seul. On lui sert un poulet sauté aux tomates, mais il chipote.

- Vous voyez bien que vous me faites trop manger, dit-il au maître d'hôtel Dunan. Je n'aime pas cela. Cela m'incommode.

Il touche son ventre. Il grossit.

Dunan lui apporte l'habituelle tasse de café, que Napoléon avale vite et, comme cela lui arrive souvent parce qu'il engloutit avec précipitation les plats et les boissons, il a l'impression d'étouffer.

Il marche, tente de retrouver sa respiration, exige qu'on le conduise dans l'une des forêts des environs de Paris où il va pouvoir, dans le vent et la pluie de ce mois de mars 1805, un printemps aigre, libérer son corps.

Le jeudi 14 mars, il galope ainsi dans la forêt de Rambouillet. Il veut voir le château où est mort François Ier. Il parcourt les dizaines de pièces, peu meublées, car on ne s'attendait pas à sa venue. Il ouvre lui-même les croisées, respire les senteurs de la forêt. Il va passer la nuit là, comme un officier en campagne.

On s'affaire autour de lui, cependant qu'il se chauffe devant une immense cheminée où brûlent deux énormes pièces de bois.

Il aime cette solitude d'une nuit au milieu de l'agitation des fourriers et des aides de camp. Il peut méditer. Il prise, fait quelques pas.

Dans trois jours, il doit recevoir les députés italiens. Il sait par ses informateurs et par Melzi, le vice-président de la République italienne, que les élus lombards vont lui proposer de devenir roi d'Italie.

Un nouveau degré.

Il n'a pas voulu le franchir. Il a vu Joseph, dès le mois de janvier. Il lui a proposé la couronne d'Italie. Joseph a accepté en faisant des réserves.

Encore une fois, il a pensé à ma mort, a voulu préserver ses droits à l'héritage en France.

Or, comment ne pas inquiéter les puissances, si le roi d'Italie est aussi Empereur des Français ?