Il a un moment d'émotion. Elle est si vieille qu'il a l'impression de voir devant lui tout le temps qui s'est écoulé.
Combien d'années lui reste-t-il pour aller jusqu'au bout de sa destinée et accomplir ce qui est encore en lui et qu'il n'a fait qu'ébaucher ?
Il murmure à Caulaincourt, qui se tient près de lui, un peu en retrait :
- Allez, Caulaincourt, je suis homme. J'ai aussi, quoi qu'en disent certaines personnes, des entrailles, un cœur.
Il ne prête pas attention aux propos des notables qui se présentent à tour de rôle devant lui.
- Mais c'est un cœur de souverain, poursuit-il. Je ne m'apitoie pas sur les larmes d'une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L'aisance sera partout si je vis dix ans. Croyez-vous donc que je n'aime pas aussi à faire plaisir ? Un visage content me fait du bien à voir, mais je suis obligé de me défendre de cette disposition naturelle car on en abuserait.
Il secoue la tête comme s'il voulait chasser ces idées, mettre fin à ce soliloque. Il ne peut consacrer que peu de temps à s'interroger lui-même.
Il monte dans la berline, reprend toutes les dépêches qui, depuis le départ de Fontainebleau, concernent le mouvement des escadres. Villeneuve, conformément au plan fixé, a quitté Toulon le 30 mars, trompe Nelson, gagné la Martinique après avoir touché Cadix et rejoint ainsi l'escadre espagnole de l'amiral Gravina.
« Je commence donc à n'avoir presque plus d'inquiétude », écrit-il au vice-amiral Decrès, ministre de la Marine.
S'il était l'un de ces amiraux, s'il commandait à la mer, rien ne pourrait lui résister. Mais il doit se contenter d'écrire au vice-amiral Ganteaume, dont l'escadre est encore à Brest : « J'espère que vous partirez du point de rendez-vous avec plus de cinquante vaisseaux. Vous tenez dans vos mains les destinées du monde. »
Ganteaume comprendra-t-il ? Ces amiraux seront-ils à la hauteur de leur rôle ?
Il laisse son regard errer sur les berges de la Saône. Il reconnaît les abords de Lyon, où il va retrouver Joséphine. De là, on partira pour Turin, où l'on doit rejoindre le pape, qui a quitté Paris quelques jours avant l'Empereur. Puis, Milan et le couronnement.
Il dicte ses instructions pour le vice-amiral Verhuell, qui commande la flotte batave, puis, comme s'il se parlait à lui-même, il ajoute : « L'heure de la gloire n'est peut-être pas éloignée de sonner ; cela dépend au reste de quelques chances et de quelques événements. »
C'est la Fortune qui tient les rênes.
Il poursuit, et Méneval note : « Il ne faut être maître de la mer que six heures pour que l'Angleterre cesse d'exister. »
Il arrête de dicter. La berline traverse la place Bellecour. Il se souvient. C'était il y a trois ans. Les Lyonnais lui avaient écrit, en juin 1802, pour lui demander l'autorisation de donner à cette place sur laquelle il avait passé en revue les troupes rentrées d'Égypte, le nom de place Bonaparte. Il lui semble entendre sa voix dictant à Bourrienne : « Point de place Bonaparte, de tels noms ne doivent point être donnés à un homme vivant. »
Mais, depuis, il est Empereur. Il a fondé une dynastie. C'est lui qu'on acclame sur ces quais de Saône, dans le palais de l'archevêché où il entre. C'est lui que la foule veut toucher quand il s'avance vers ces fondations d'un nouveau pont qu'on va jeter sur le fleuve, et on attend que ce soit lui qui allume la première pièce du feu d'artifice pour marquer le début des travaux.
Et il a accepté que soient nommées Napoléon-Vendée et Napoléon-Ville, deux cités de l'Ouest, La Roche-sur-Yon et Pontivy, au cœur de ce qui fut pays de rébellion et de chouannerie.
Il parle aux notables qui se pressent autour de lui, après le banquet offert par la ville, et qui l'écoutent comme s'il prononçait des oracles. Il regarde au-delà de ces visages d'hommes graves, Joséphine, entourée de ses lectrices, de ses dames du Palais qui ont fait le voyage.
Il parle rapidement, d'une voix saccadée, parce qu'il a aussi le désir d'aller vers ces jeunes femmes, Mme Gazzini, une belle Génoise qu'il a remarquée au moment du départ, à Fontainebleau, ou bien cette Mlle Guillebaud qui baisse les yeux chaque fois qu'il la dévisage.
- Il faut à un État des principes fixes, dit-il. Tant qu'on n'apprendra pas dès l'enfance s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l'État ne formera point une nation : il reposera sur des bases incertaines et vagues, et sera constamment exposé aux désordres et aux changements.
C'est moi, maintenant, la personne qui incarne les principes fixes, c'est moi qui représente le seul parti de la nation.
Il faut faire taire les « demi-savants qui n'ont point de base pour leur morale et point d'idée fixe », ajoute-t-il.
Il n'est plus temps de faire lire Rousseau ou de concourir en philosophe pour remporter le prix de l'académie de Lyon.
Il l'a fait jadis.
- Je préfère voir les enfants d'un village entre les mains d'un moine qui ne sait rien de son catéchisme et dont je connais les principes, que d'un de ces demi-savants..., dit-il.
Il défie ceux qui l'entourent de son regard. Mais ils l'approuvent bruyamment.
- Les États ne prospèrent point par idéologie, ajoute-t-il.
Puis il va vers le cercle des femmes et ajoute en se retournant :
- La force des armes est le principal soutien des États.
Il faut bien que ces marchands de toile et de soie, ces financiers, sachent qu'on est en guerre et que c'est le glaive, qui tranche.
Il revient vers eux.
- Il faut qu'ils aient confiance, ajoute-t-il.
Or, depuis quelques jours, les banquiers se font tirer l'oreille pour prêter l'argent nécessaire.
Croient-ils qu'on gagne les guerres seulement avec des soldats ? Marbois, le ministre des Finances, se fait duper par cet Ouvrard, faiseur d'or qui, en Hollande, s'abouche avec tel ou tel banquier, lui-même en relation avec la City de Londres. Et ce sera la banque Baring - Pitt, donc - qui décidera de mes finances, si je laisse faire.
Il parle argent quelques minutes.
- De mon vivant, dit-il, je n'émettrai aucun papier-monnaie.
Il a en mémoire les assignats, de la monnaie qui fond entre les doigts. Louis XVI et Robespierre, à l'autre extrémité, ont eu le cou tranché pour des questions de finance.
Ce sont les banquiers qui, dans l'ombre, commandent les mécanismes de la guillotine.
- Je veux fonder, dit-il, et préparer pour mes successeurs des ressources qui puissent leur tenir lieu des moyens extraordinaires que j'ai su me créer.
Il n'attend pas qu'on l'approuve, se dirige vers l'Impératrice, ces jeunes femmes et les officiers qui les entourent.
Mais qui seront mes successeurs, si je meurs sans descendance ?
Il est au milieu des femmes. Aux côtés de Mme Gazzini et de Mlle Guillebaud, il y a des dames d'honneur de Caroline.
À croire que ma sœur choisit pour moi ces jeunes femmes.
Qu'espère-t-elle ? que je me sépare de Joséphine pour l'une d'entre elles ? Ou bien est-ce seulement pour blesser et humilier l'Impératrice, se venger de n'être pas les premières, que mes sœurs, car il en va de même d'Élisa ou de Pauline, agissent ainsi ?
La guerre, décidément, est un état naturel.
Un peu à l'écart se tient une jeune femme, jeune fille plutôt, tant son port est discret. Lyonnaise sûrement, parce qu'elle n'a pas cette impertinence parisienne des femmes de la Cour ou du Palais-Royal !
Il s'approche d'elle. Il l'interroge avec brusquerie. Elle se trouble, balbutie. François-Émilie Marie Leroy ? Il aime ces prénoms, dit-il. Elle est la première femme qui, pour lui, les porte. Il l'entraîne.