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C'est bien le moment et le lieu de parler de tableaux ! Où en sont les troupes ? Manœuvrent-elles ? Les fournitures sont-elles assurées ? Murat bafouille.

Napoléon s'emporte dans le parc du château de Fontainebleau, marche le long des pièces d'eau.

Le temps est orageux, mais l'averse ne tombe pas et la chaleur s'entasse sous un ciel bas que fracturent les longs éclairs.

C'est comme si l'électricité de la foudre glissait sur ma peau.

Napoléon frissonne. Il rentre.

Quelles nouvelles ? Où sont ces amiraux ? Que fait Ganteaume ? Que fait Villeneuve ? Sait-on où se trouve Nelson ?

Il écrit à Ganteaume : « De grands événements se passent ou vont se passer ; ne rendez pas inutiles les forces que vous commandez... Ayez de la prudence mais aussi de l'audace. »

Il écrit à Villeneuve : « Pour le grand objet de favoriser une descente chez cette puissance, l'Angleterre, qui, depuis six siècles, opprime la France, nous pourrions tous mourir sans regretter la vie. Tels sont les sentiments qui doivent animer tous mes soldats. »

Il examine, penché sur sa table de travail, les états des différentes flottes : soixante-quatorze navires pour les Français et les Espagnols, à peine cinquante-quatre pour les Anglais !

Mais qu'attendent donc les amiraux pour agir !

Il se sent ligoté, englué. La chaleur poisseuse colle à la peau. Les courriers partent, avec mission de crever les chevaux mais d'atteindre Brest, Vigo ou Cadix sans jamais faire halte.

Comment se décider s'il ne sait pas où sont, que font les escadres ?

Pendant ce temps, Talleyrand le confirme, l'Angleterre pousse l'Autriche à s'engager dans le conflit, et la Russie a déjà partie liée avec Londres. Si Vienne ose, alors...

Il reçoit Cambacérès et le ministre des Finances, Barbé-Marbois.

Napoléon se tient debout devant la croisée ouverte. Pas un souffle de vent. Si, sur l'océan, le temps est identique, alors jamais les flottes n'atteindront Boulogne.

Il se tourne vers Cambacérès. L'archichancelier est inquiet. Barbé-Marbois est encore plus préoccupé. Les financiers renâclent, explique-t-il. Ils nous serrent à la gorge. Ils craignent l'entreprise hasardeuse de l'invasion de l'Angleterre.

Napoléon se met à marcher, les mains derrière le dos.

- Rassurez les hommes d'argent, dit-il d'une voix sourde. Que peut-il contre eux ? que peut-il sans eux ?

- Faites-leur entendre, reprend-il, qu'il ne sera rien hasardé qu'avec sûreté.

Qu'imaginent-ils, ces messieurs, qu'on fait la guerre sur un coup de tête ? Rien n'est plus médité qu'une de mes campagnes.

- Mes affaires sont trop belles, poursuit-il, pour rien hasarder qui puisse mettre à trop de hasards le bonheur et la prospérité de mon peuple. Sans doute que, de ma personne, je débarquerai avec mon armée, tout le monde doit en sentir la nécessité, mais...

Il lève la main.

- Mais moi et mon armée ne débarquerons qu'avec toutes les chances convenables.

Quant à l'Autriche, si elle ne désarme pas, « j'irai avec deux cent mille hommes lui faire une bonne visite dont elle se souviendra longtemps ».

Mais il se tourne vers Cambacérès :

- Dites que vous ne croyez pas à la guerre... Il faudrait en effet être bien fou pour me faire la guerre.

Il sourit :

- Il n'y a pas en Europe une plus belle armée que celle que j'ai aujourd'hui.

Il quitte Fontainebleau pour le château de Saint-Cloud.

Il faut qu'il se calme, mais la chaleur est aussi lourde qu'à Fontainebleau. Il dort mal. Il bouscule Roustam et Constant, exige à tout instant la présence de Méneval. Il doit écrire pour que ses mots agissent sur les hommes comme des coups d'éperon. « Entrez dans la Manche, dicte-t-il pour Villeneuve, l'Angleterre est à nous. Paraissez vingt-quatre heures et tout est terminé. »

Quand le crépuscule vient, la chaleur desserre un peu son étreinte. Il sort pour entamer une trop longue nuit. Presque chaque soir, il se rend à l'Opéra ou au théâtre. Et, parfois, il fait venir les comédiens à Saint-Cloud. Mais pourrait-il rire aux Femmes savantes ?

Les questions demeurent en lui. Pourra-t-il ou non passer ce bras de mer, planter le drapeau tricolore sur la tour de Londres ?

Il s'approche des comédiens. Il aime ce milieu du théâtre, ces femmes provocantes, belles souvent, expertes presque toujours, et si faciles à conquérir.

Elles réussissent à le distraire. Talma parle avec ce talent de conteur qui transforme une petite histoire de lit entre une dame et un dignitaire en un grand moment de comédie ou de tragédie.

Pour quelques instants, tout s'efface, et ne reste que Talma. Napoléon regarde l'acteur, l'écoute, parle.

- Vous fatiguez trop votre bras, lui dit-il un de ces soirs de juillet, après une représentation de La Mort de Pompée. Les chefs d'Empire sont moins prodigues de mouvements ; ils savent qu'un geste est un ordre, qu'un regard est la mort, dès lors ils ménagent le geste et le regard... Ne faites pas parler César comme Brutus, quand l'un dit qu'il a les rois en horreur, il faut le croire ; mais non pas l'autre. Marquez la différence.

Mme de Rémusat s'approche. Pourquoi s'étonne-t-elle qu'il parle ainsi à Talma ? Ce n'est qu'un comédien, dit-elle, et l'Empereur paraît avoir plus d'égard pour lui que pour un ambassadeur ou même un général.

Il rit.

- Savez-vous bien qu'un talent, dans quelque genre qu'il soit, est une vraie puissance, et que moi-même, vous l'avez vu, je ne reçois point Talma sans ôter mon chapeau.

Et, ajoute-t-il dans un murmure :

- Il est aussi des femmes de grand talent.

Mme de Rémusat se dérobe. Est-elle donc devenue fidèle ? ! Mais il y a Mme Duchâtel, Mme Gazzini, et cette Émilie Leroy qui vient d'arriver de Lyon à sa demande, et qu'il a mariée à un M. Pellapra, un homme à argent bien compréhensif et à qui va être attribuée la charge de receveur des Finances à Caen, de quoi calmer ses scrupules s'il en avait.

Ainsi, les nuits de juillet raccourcissent encore. Et il y a l'aube, les rapports des espions posés en évidence sur la table de travail.

Ce sont eux que Napoléon commence toujours à lire.

Dans certains cafés, racontent les informateurs, on s'étonne que le 14 juillet n'ait donné lieu à aucune fête, on critique l'annonce de cérémonies et de bals pour le 15 août, la Saint-Napoléon. On persifle. On s'inquiète des bruits de guerre, d'une nouvelle coalition qui va ruiner la France. Certains affirment que va revenir le temps des assignats. On cache son or.

Il jette ces rapports par terre.

Est-ce qu'il veut la guerre ?

Un espion assure que le général Moreau, loin d'avoir gagné les États-Unis comme il s'y était engagé après son procès, demeure en Espagne et qu'il proclame partout qu'il va se mettre au service du tsar, prendre la tête d'une armée royale et en finir avec Bonaparte et la Révolution !

N'eût-il pas mieux valu que les juges condamnent Moreau à mort ?

Qui l'a gracié ? Moi. Qui trahit-il ? Moi et la France, sa patrie. Et il faudrait ne pas répondre ?

Le vendredi 2 août à trois heures du matin, alors que la nuit est encore pleine, il part dans sa grande berline pour Boulogne afin de rejoindre l'armée.

Aux relais, il saute de la berline avant même qu'on ait déplié le marchepied, et, les mains derrière le dos, le visage fermé, indifférent aux acclamations de la petite foule qui, chaque fois, se rassemble, il fait quelques pas devant les bâtiments de la poste, dans la cour. Il montre des signes d'impatience après seulement quelques minutes, et l'aide de camp vient l'avertir en courant que les chevaux sont attelés.