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Dans la berline, il dicte, donnant ses ordres aux Ponts et Chaussées pour que les routes qui, à partir de Paris, divergent vers le sud et l'est, Turin et Cologne, soient remises d'urgence en état. S'il devait renoncer à l'invasion de l'Angleterre, alors il faudrait marcher vers l'Allemagne afin d'écraser l'Autriche, et peut-être les troupes russes, si elles ont eu le temps de rejoindre le champ de bataille.

Il lui faut aussi envisager cette hypothèse. Et elle l'irrite tant, qu'il s'emporte, donne l'ordre qu'on brûle les dernières étapes, qu'on crève les chevaux si besoin est. Il veut être au château de Pont-de-Briques au plus tôt.

Parfois, lors de la traversée d'un village, il aperçoit un arc de triomphe sur lequel on a écrit : « Chemin de l'Angleterre », et ces mots avivent sa colère. Elle l'empoigne encore lorsqu'il arrive à quatre heures du matin le samedi 3 août, dans la cour du château de Pont-de-Briques.

Le bain brûlant est prêt. Roustam se tient à la porte. Mais Napoléon veut d'abord lancer ses ordres : revue de toutes les troupes demain dimanche, à partir de dix heures.

C'est ainsi qu'il se calme, c'est ainsi qu'il attend : chaque jour, revue.

Le dimanche 4 août, il est à cheval de dix heures à dix-neuf heures, et du cap d'Alprech au cap Gris-Nez, il galope devant le front des divisions. Jusqu'au 13 août, pas un seul jour sans qu'il inspecte les hommes et les bateaux.

Il embarque sur des chaloupes, il s'avance jusqu'à la ligne d'embossage. Il revoit les cartes : le débarquement principal, de quatre-vingt mille hommes, aura lieu à Deal, à treize kilomètres de Douvres. Londres ne sera qu'à deux ou trois jours de marche.

Il donne un grand dîner pour les officiers dans sa baraque de la tour d'Odre. Il parle peu, laissant les généraux évoquer cette traversée, cette campagne d'Angleterre, les beautés de Londres, « les putains anglaises », la peur et la fuite des émigrés.

On en aura fini avec le banquier des coalitions. La paix sera enfin établie quand on aura écrasé dans sa tanière le renard anglais.

Il ne dit rien, mais le banquet terminé, il interroge Méneval puis Monge, et Daru, qui est administrateur général de l'armée et qui depuis 1803 a organisé le camp de Boulogne.

- Où est Villeneuve ? répète-t-il.

Il lance ces mots d'une voix rageuse.

Il sort de la baraque. Le vent souffle fort, mais le ciel est dégagé. On entend le bruit du ressac. La mer est là, à quelques dizaines de mètres en contrebas. Il suffirait d'une poignée d'heures pour la franchir.

Parfois, comme ce soir, l'envie lui prend, un court instant, de lancer l'ordre d'embarquer et d'appareiller sans attendre l'arrivée des escadres, de compter sur la Fortune. Mais il chasse cette idée. La guerre n'est pas un jeu de hasard. Il ne peut risquer cette armée avec laquelle, s'il se retourne, il écrasera, de cela il est sûr, l'Autriche et la Russie. Il deviendra alors le maître de l'Europe entière. Et l'Angleterre pourra mourir dans sa tanière.

Il reste longuemement au bord de la falaise et, lorsqu'il rentre dans la baraque, il dit à Daru :

- À la guerre comme en politique, le moment perdu ne revient plus.

C'est le 13 août 1805, à l'aube.

Il est dans le château de Pont-de-Briques, devant les cartes d'Allemagne.

Il entend le galop d'un cheval, puis les voix des grenadiers de garde, celle de l'aide de camp. On apporte un courrier de l'amiral Villeneuve.

Il l'arrache à l'officier.

Villeneuve s'est mis à l'abri du Ferrol, au lieu de voguer toutes voiles dehors, vers la Manche où je l'attends.

Napoléon jette la dépêche à terre.

- Qu'on appelle Daru ! crie-t-il.

Il prise en l'attendant, dicte pour Talleyrand une courte lettre. « Mon parti est pris : je veux attaquer l'Autriche et être à Vienne avant le mois de novembre prochain pour faire face aux Russes s'ils se présentent. Ou bien je veux... »

Il reste un long moment silencieux. Peut-être tout n'est-il pas joué. Peut-être l'Autriche ne s'engagera-t-elle pas dans la guerre. Peut-être l'amiral Villeneuve surmontera-t-il sa peur et arrivera-t-il ici avant la fin de l'été.

- Ou bien je veux, reprend-il, et c'est là le mot juste, qu'il n'y ait qu'un régiment autrichien dans le Tyrol. Je veux qu'on me laisse faire tranquillement la guerre avec l'Angleterre.

Puis il dicte des courriers pour le ministre de la Marine, pour Villeneuve. Il faut, s'il le peut encore, le forcer à agir.

Puis il se laisse tomber, plus qu'il ne s'assoit, devant la table couverte de cartes.

Il les parcourt du regard, se lève, prise et, d'un signe, indique à Daru qu'il va dicter.

La voix est calme, les pas mesurés, les mots tombent avec précision. Il donne les lieux, les jours, les effectifs. Il semble suivre du regard la marche des troupes en Allemagne. Il fera, dit-il déferler sept torrents sous les ordres de Marmont, de Bernadotte, de Soult, de Lannes, de Ney, d'Augereau. Wurtzbourg, Francfort, Mannheim, Spire, Karlsruhe, Strasbourg, tels sont les buts de marche des sept armées. Il fixe les étapes, le nombre de kilomètres à parcourir, à 3,9 kilomètres par heure, les dépôts d'approvisionnement en vivres et munitions à constituer.

Il parle durant plusieurs heures, comme si, depuis des mois déjà, au-dessous de l'attente et de l'incertitude, un dispositif précis s'était mis en place qui surgissait, ce 13 août.

Il fera donc pivoter l'armée qui, à marches forcées, gagnera le cœur de l'Allemagne.

Il a fini.

Il semble découvrir Daru qui continue d'écrire, entouré des dizaines de feuillets qu'il a couverts de notes.

Tout est-il joué ?

Il ne veut pas encore lancer les dés. Tout est prêt pour l'une ou l'autre partie.

Si l'amiral Villeneuve paraît dans la Manche : « Il est encore temps, je suis maître de l'Angleterre, écrit-il à Talleyrand. Si au contraire mes amiraux hésitent, manœuvrent mal et ne remplissent pas leur but, je n'ai d'autres ressources que d'attendre l'hiver pour passer avec la flottille. L'opération est hasardeuse. Dans cet état de choses, je cours au plus pressé. Je me trouve avec deux cent mille hommes en Allemagne et vingt-cinq mille hommes dans le royaume de Naples. Je marche sur Vienne et ne pose les armes que je n'aie Naples et Venise, et j'ai augmenté tellement les États de l'Électeur de Bavière que je n'aie plus rien à craindre de l'Autriche. L'Autriche sera pacifiée certainement, de cette manière, pendant l'hiver. Je ne reviens point à Paris, que je n'aie touché barre.

« Mon intention est de gagner quinze jours. Je veux me trouver dans le cœur de l'Allemagne avec deux cent mille hommes sans qu'on s'en doute. »

Il attend. Il pleut chaque jour, mais le vent est faible, la mer calme. Dans la nuit du 20 au 21 août, il est sur la falaise. Il appelle ses aides de camp : que tambours et clairons roulent et sonnent, que toutes les troupes fassent mouvement vers le port et embarquent.

Après quelques minutes, il entend monter du port les premiers cris mêlés aux tambours et aux clairons et, bientôt, c'est la rumeur des troupes en marche.

Il demeure jusqu'à l'aube debout sur la falaise.

Il pourrait sans la flotte tenter d'agir.

Il pourrait.

À la guerre, l'audace est le plus beau calcul du génie.

Mais ici, est-ce de l'audace, ou bien le pire des défauts d'un chef de guerre : l'ivresse de l'imagination, celle qui perd les batailles ?

Il rentre tête baissée dans sa baraque et donne l'ordre de faire débarquer les troupes.