C'est ma famille. Je leur dois cela, c'est dans l'ordre des choses. Comme la pauvreté et la misère. L'intelligence et la niaiserie. Le droit de commander et le devoir d'obéir.
Pensée d'aristocrate ? Pourquoi pas ? À la condition que la noblesse soit ouverte aux talents, qu'on accède à l'élite par l'effort, le courage et le savoir. Il faut faire la fusion - c'est le mot que j'emploie - entre la France d'avant, celle d'Ancien Régime, et la nouvelle, celle née de la Révolution. Et je suis cette fusion, je suis national.
Le 25 février 1800, dans la maison de campagne de Talleyrand, à Neuilly, Napoléon passe, maigre, l'œil brillant, parmi tous ces aristocrates du faubourg Saint-Germain que l'ancien évêque d'Autun, ministre des Relations extérieures, a rassemblés pour une soirée fastueuse. Laharpe, critique et traducteur, y récite des vers ; Garat - ancien chef des Incroyables, ces royalistes à la mode extravagante - y chante, en compagnie de Mme Walbonne, la cantatrice à la mode. Les pièces sont éclairées par des centaines de bougies. Les ors et les argents brillent. Napoléon reconnaît des proches de feu Louis XVI, Barbé-Marbois, le chevalier de Coigny, La Rochefoucauld-Liancourt, et voici l'abbé Bernier, qui négocie avec les chouans pour les conduire à déposer les armes et à la soumission.
Car qu'ils ne s'y trompent pas, ces royalistes ! Ce sont eux qui se rallient au pouvoir, et non le pouvoir qui se rallie à eux !
Quand Frotté, l'un des chefs chouans, tombe entre les mains des troupes du général Brune, son sauf-conduit ne le protège pas.
- Ce misérable Frotté, écrit Napoléon. Il a préféré se faire prendre, à rendre les armes.
Pas d'hésitation quand sa plume écrit : « Dans le moment actuel il doit être fusillé. Ainsi la tranquillité se trouvera bien consolidée dans la ci-devant Normandie. »
Et presque tous les jours, on exécute cinq ou six chouans.
Poigne de fer pour ceux qui ne veulent pas se soumettre. D'autant plus que Fouché rapporte des projets d'attentat, d'enlèvement sur la route de la Malmaison.
Ce n'est pas le moment de ma mort.
Napoléon, le soir, souvent, s'en va seul en compagnie de Bourrienne se promener dans les rues de Paris, avec sa redingote grise et un chapeau rond enfoncé sur la tête. Il fait de menus achats, parle avec les uns et les autres comme s'il n'était qu'un quidam qui critique ce Premier consul. Et il se plaît à entendre les réponses.
Un soir de mars, il se rend au théâtre des Italiens, sans équipage. On y donne Les Sabines. La garde consulaire est sur place, sous les armes. Il se renseigne sur la cause de ce déploiement de force, comme s'il n'était qu'un passant.
- Voilà bien du bruit pour peu de chose, dit-il quand on lui répond que l'on attend le Premier consul.
Il ne se fait reconnaître qu'au moment où quelqu'un lance : « Il faut arrêter cet homme-là. »
Il ne craint pas pour sa vie.
Il reçoit, dans l'un des salons des Tuileries, Georges Cadoudal, un colosse royaliste, un irréductible combattant de la chouannerie. C'est la deuxième entrevue, mais celle-ci se déroule en tête à tête, alors qu'il l'a rencontré une première fois en compagnie d'autres chefs vendéens, dans l'espoir de les rallier. Cadoudal ? Un gros Breton, fanatique, pense-t-il, bien capable de l'étrangler ou de lui brûler la cervelle.
Mais il veut l'appâter, le désarmer, en faire, pourquoi pas, un général. Cela vaut mieux que de continuer à porter au flanc ce poignard vendéen enfoncé jusqu'à la garde, alors que les armées autrichiennes se rassemblent sur le Danube puis marchent vers l'Italie et le Rhin.
Cadoudal paraît furieux, va de long en large dans le salon.
Les aides de camp ont laissé la porte entrebâillée pour pouvoir bondir en cas de danger.
Mais pourquoi craindre ce colosse ? Le dompteur doit se méfier du lion et non trembler devant lui.
Il faut jouer de toutes les cordes pour découvrir que l'homme est un avide de pouvoir, aveuglé par la passion. Un ennemi irrécupérable. Soit.
- Vous voyez mal les choses, conclut Napoléon, et vous avez tort de ne vouloir entendre aucun arrangement. Mais...
Il faut encore laisser une chance.
- Mais, reprend Napoléon, si vous persistez à retourner dans votre pays, vous irez aussi librement que vous êtes venu à Paris.
À Fouché de suivre l'homme, de surveiller ces royalistes, d'étouffer les complots qu'ils échafaudent avec la complicité des Anglais.
M'assassiner ? Ou bien tenter de faire de moi le restaurateur du roi ?
Chaque jour Joséphine et sa fille Hortense lui parlent des émigrés, dont la liste a été arrêtée au 25 décembre 1799. Pour pouvoir rentrer en France après cette date, il faut obtenir sa radiation de la liste. Et Joséphine continue d'aider les uns et les autres dans leurs démarches.
- Ces diables de femmes sont folles ! s'emporte Napoléon. C'est le faubourg Saint-Germain qui leur tourne la tête. Elles ont fait l'ange tutélaire des royalistes, mais cela ne fait rien, je ne leur en veux pas.
Un jour de mars 1800, Talleyrand lui tend une lettre qu'il a reçue et qui, dit-il, est passée de main en main. Le ministre ne montre aucune indignation, affichant une indifférence souriante.
Napoléon décachette la lettre, la parcourt d'un regard. Elle est signée Louis XVIII. Il a une bouffée d'orgueil. C'est lui qui habite le palais des Tuileries. Et le roi est en exil. Le roi quémande. Le roi flatte comme un courtisan.
« Quelle que soit leur conduite apparente, écrit-il, les hommes tels que vous, Monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétude. »
Napoléon relève la tête, regarde Talleyrand. A-t-il, malgré les scellés, lu cette lettre ? En connaît-il le contenu ?
« Vous avez accepté une place éminente et je vous en sais gré, continue le frère de Louis XVI. Mieux que personne vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation. »
D'un coup d'œil Napoléon lit les phrases suivantes :
« Sauvez la France de ses propres fureurs, vous aurez rempli le premier vœu de mon cœur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l'État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mon aïeul et la mienne. »
Napoléon a envie de sourire.
Pourquoi céderait-il sa première place afin de devenir le second d'un roi qui n'a pour arme que le passé d'une dynastie renversée ?
Il tend la lettre à Talleyrand. Peut-être répondra-t-il, mais plus tard. Pour l'heure il faut faire la guerre, afin d'imposer la paix.
Le 17 mars 1800, il fait dérouler la carte d'Italie dans son cabinet topographique, attenant à son cabinet de travail. Il s'agenouille, s'allonge presque, étudiant chaque détail. Il place ici et là sur la carte des épingles à têtes noires ou rouges.
Le général autrichien Melas a installé son quartier général à Alexandrie. Il assiège Masséna qui résiste dans Gênes.
Napoléon suit avec son doigt sur la carte une ligne reliant plusieurs épingles. Il faut passer les Alpes, dit-il, au Grand-Saint-Bernard, avec l'armée de réserve rassemblée à Dijon, puis battre Melas dans la plaine.
- Ici, à San Giuliano.
Bourrienne se penche, lit le nom d'une ville voisine : Marengo.
Mais il faut agir vite. Le temps manque toujours. On doit profiter de la résistance de Masséna dans Gênes et des victoires du général Moreau, qui vient de réussir, trop prudemment, la traversée du Rhin.
Le 5 mai 1800, Napoléon, tout en marchant dans son cabinet, dicte à son secrétaire, dont la table est placée contre la fenêtre, une lettre pour Moreau.