Maintenant, sa décision est prise. C'est comme s'il avait été jusqu'au bout de l'une des hypothèses pour s'éprouver.
Il lit le courrier de Villeneuve que, le 22 août, lui transmet Decrès, le ministre de la Marine.
Il écrase la lettre dans son poing. Villeneuve s'est mis à l'abri et y demeure.
Aucune surprise, et pourtant la colère éclate.
Il hurle ce qui a grossi en lui au fil des jours :
- Villeneuve n'a pas le caractère nécessaire pour commander une frégate ! C'est un homme sans résolution et sans courage moral ! crie-t-il.
Il secoue la tête, les mains serrées dans le dos, le corps presque basculé en avant, comme s'il allait se précipiter sur quelqu'un.
- Deux vaisseaux espagnols sont abordés, quelques hommes sont tombés malades, un bâtiment ennemi est venu l'observer, le vent, le bruit de Nelson, et Villeneuve change ses projets ! C'est un pauvre homme qui voit double et qui a plus de perception que de caractère.
Napoléon prise, crache avec mépris.
- C'est un homme qui n'a aucune habitude de la guerre et qui ne sait pas la faire !
Tout est devenu clair. C'en est fini de cette gangrène de l'attente.
Daru a mis au point les différents courriers pour chaque chef d'armée. Ils partent.
« Je change mes batteries, écrit Napoléon à Talleyrand. Ils ne s'attendent pas à la rapidité avec laquelle je ferai pirouetter mes deux cent mille hommes. Mon mouvement est commencé. Il s'agit de me gagner vingt jours et d'empêcher les Autrichiens de passer l'Inn pendant que je me porterai sur le Rhin. »
Il consulte les cartes avec une sorte d'allégresse. Il n'a jamais combattu en Allemagne. Il va montrer que Napoléon est supérieur au général Bonaparte. Il vient de confier le commandement de l'armée d'Italie à Masséna.
Il songe à Lodi, à Arcole, à Marengo. Comme il était jeune alors, inexpérimenté encore !
Maintenant il sait. Il a vu tant de champs de bataille, commandé à tant d'hommes.
Il dicte l'ordre du jour.
« Braves soldats du camp de Boulogne ! Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'elle devait garder, la Bavière est envahie. Soldats, de nouveaux lauriers vous attendent au-delà du Rhin ! Courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus ! »
Il s'avance au bord de la falaise de l'Odre.
C'est une journée claire. Les péniches amarrées bord à bord oscillent dans le port.
De la poussière s'élève au-delà de Boulogne vers l'intérieur des terres.
Les armées sont déjà en marche.
Neuvième partie
« Soldats, je suis content de vous »
Septembre 1805 - Décembre 1805
35.
Il voudrait déjà être à la tête de troupes en Allemagne, mais il veut donner le change. Alors, il s'efforce de reprendre ses habitudes, à la Malmaison ou au château de Saint-Cloud. Il bavarde dans le salon de Joséphine. Il sourit à l'une des jeunes femmes qui, le soir, après un mot de Constant, viendra le retrouver.
Mais il n'a guère la tête à ces plaisirs. Les troupes marchent. Il les imagine sur le bas-côté des routes. Elles partent à l'aube pour une étape de trente à quarante kilomètres chaque jour. Elles s'arrêtent cinq minutes toutes les heures et elles font halte en milieu de parcours. Les tambours précèdent et ferment la marche. Il voudrait être parmi elles, parce qu'il sait que par sa seule présence il redonne de l'énergie à ceux qui chancellent de fatigue et parfois se laissent tomber. Il a connu cela dans les déserts d'Égypte et de Palestine. Or, il faut que les hommes avancent, à marches forcées, pour surprendre l'ennemi.
La vitesse, c'est mon arme.
Il est assis devant la cheminée où le feu brûle parce que l'humidité est de retour sur les forêts de Saint-Cloud. Carlotta Gazzini bavarde, roucoule. Il ne l'écoute pas, mais cette voix le calme. Il fait tourner dans sa tête la mécanique qu'il a mise au point et dont il a précisé les détails en envoyant des courriers aux maréchaux. Daru a mis en œuvre le plan dicté le 13 août. Les troupes de Ney, de Lannes, de Marmont tomberont sur le flanc droit du général Mack qui s'est avancé en Bavière avec une soixantaine de milliers d'Autrichiens. Les cavaliers de Murat vont lui faire croire à une attaque frontale, pendant qu'on le coupera de ses arrières et qu'on lui enfoncera les flancs.
Mais tout dépend des pieds et des jambes des fantassins, comme en Italie ou en Égypte. Et le défi est plus grand encore qu'à Marengo ou à Aboukir, parce que s'il était battu, la perte serait immense. Tout ce qu'il a élevé, ces blocs de granit, les institutions nouvelles, serait renversé. C'est ce que veulent Londres. Vienne ou Saint-Pétersbourg. Quant à la Prusse, prudente encore, elle ne tardera pas à basculer dans le même camp.
Les rois et les empereurs sont contre moi.
Et les « hommes à argent » me guettent. Les rapports de police, chaque matin, signalent qu'on se presse aux portes des banques pour échanger les billets ou les traites qu'on possède, contre de l'or. Le trésor est vide.
Gagner la guerre, c'est le remplir.
Mais il faut durant une vingtaine de jours, le temps pour les armées, comme « sept torrents », de se répandre en Allemagne, garder le secret du plan, et donc demeurer ici, à la Malmaison ou à Saint-Cloud, se rendre au Conseil d'État, recevoir Roederer.
- Il y a en moi, dit Napoléon, deux hommes distincts : l'homme de tête et l'homme du cœur. Ne croyez pas que je n'ai pas le cœur sensible comme les autres hommes. Je suis même assez bon homme. Mais, dès ma première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son.
Roederer le croit-il ?
Ou bien comprend-il qu'il faut qu'on me croie sévère, dur, insensible. Et que cela, parfois, me dispense de l'être ?
Et pourtant !
Il saisit un courrier qu'il vient de recevoir du ministre de la Marine. Villeneuve, cet incapable, s'est cloîtré à Cadix. Celui-là ne mériterait-il pas un châtiment exemplaire ?
La colère de Napoléon explose, comme si toute la tension qui est en lui depuis plusieurs semaines provoquait ces paroles qui jaillissent comme la foudre.
- Villeneuve vient de combler la mesure, s'écrie-t-il. Cela n'a plus de nom. Villeneuve est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaison, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu'il sauve sa peau !
Il s'enferme avec ses cartes d'Allemagne. Il pointe les positions les plus avancées des troupes en marche. Mais, depuis l'arrivée des courriers, elles doivent avoir encore parcouru des dizaines de kilomètres. C'est là que se joue la partie, c'est à elle qu'il doit consacrer toutes ses forces, même s'il est difficile d'oublier Villeneuve, les occasions perdues qui laissent l'Angleterre invaincue.
Il a un instant de lassitude, quelques minutes à peine, pendant lesquelles il pense à ces obstacles imprévisibles qui se dressent et l'empêchent de réaliser les grands desseins auxquels il a rêvé. La route d'Asie, fermée à Saint-Jean-d'Acre. Un Anglais était là. La conquête de l'Angleterre, impossible.
Il doit donc vaincre en Allemagne. Il n'y a pas d'autre choix. Demain il fera décréter par le Sénat une levée de soixante mille conscrits et il partira rejoindre la Grande Armée.
C'est ainsi qu'il va nommer les divisions qui marchent là, car y eut-il jamais armée plus grande ? Cent quatre-vingt-six mille hommes, dont près de trente mille étrangers, Italiens, Belges, Hollandais, Suisses, Syriens, Irlandais, et d'autres, des mercenaires et des ralliés.