Il se rend sur le champ de bataille. La pluie s'est remise à tomber. Les troupes sont alignées sous l'averse glaciale. Mais il est avec les soldats, faisant sortir des rangs les hommes dont les colonels lui disent qu'ils ont été les meilleurs combattants.
Celui-ci, le dragon Marcate du 4e régiment, a sauvé son capitaine qui, peu de jours avant, l'avait cassé de son grade de sous-officier. Napoléon lui tire l'oreille et lui accroche sur la poitrine l'aigle de la Légion d'honneur.
La pluie n'en finit pas. Le paysage disparaît sous l'averse. Napoléon chevauche avec son escorte. Les voitures de sa suite n'ont pas suivi. On entre dans le village d'Ober-Falheim. Les maisons ont été saccagées, pillées, les murs éventrés par les soldats qui cherchent l'or caché par les paysans.
Napoléon s'installe dans le presbytère. Un aide de camp prépare une omelette, un autre le lit.
Il allonge ses jambes devant la cheminée. Il tente de faire sécher ses vêtements. Il se sent bien ici. Les nouvelles de la bataille sont bonnes.
Le Danube a été franchi à Donauwerth. Davout et Soult sont entrés à Augsbourg. Bernadotte et Marmont à Munich. Les Autrichiens du général Mack se sont repliés sur Elchingen et Ulm. Ils veulent attendre là les Russes. Il faut donc les écraser, vite.
Il plaisante avec les quelques officiers qui se tiennent autour de lui, dans le presbyptère. Il n'a même pas son vin de chambertin, dit-il, ici, en Europe, alors qu'il n'en a jamais été privé même au milieu des sables de l'Égypte.
On lui apporte un verre de bière. Est-ce possible qu'ici, dans une contrée si fertile, elle soit si mauvaise ?
Le lendemain, il couche à Burgau, non loin d'Augsbourg.
La victoire est à portée de main. Il la sent, comme chaque fois qu'elle s'approche. Il avance en même temps que les avant-gardes, le long du Danube, jusqu'au passage d'Elchingen.
C'est l'aube du 14 octobre. Des pontonniers construisent une passerelle sous la mitraille. Napoléon se mêle aux premiers soldats qui s'élancent.
Tant de fois déjà son corps sous le feu, tant de fois, qu'il lui semble qu'il ne peut être atteint.
Enfin, les grenadiers s'emparent de l'abbaye d'Elchingen qui domine le fleuve. Napoléon s'y installe. On y transporte les blessés qui se comptent par centaines. Mais les Autrichiens ont été taillés en pièces, refoulés et, sous les charges de Ney et Bessières, le général Mack s'est enfermé dans Ulm.
Il est pris au piège.
Napoléon ressort. Une batterie ennemie tire sur l'escorte, les chevaux font des écarts, mais Napoléon reste impassible, galopant devant, vers les hauteurs du Michelsberg, où il fait placer des canons qui ouvrent le feu sur Ulm.
Il ne faut pas desserrer l'étreinte, afin que Mack capitule.
Puis, dans l'abbaye d'Elchingen, le soir, il écrit un mot à Joséphine.
« L'ennemi est battu, a perdu la tête, et tout m'annonce la plus heureuse campagne, la plus courte et la plus brillante qui ait été faite.
« Je me porte bien ; le temps est cependant affreux. Je change d'habit deux fois par jour, tant il pleut.
« Je t'aime et t'embrasse.
« Napoléon »
Il sort de l'abbaye. La pluie glaciale continue de tomber, si drue que les fortifications de la ville d'Ulm où se trouve le général Mack disparaissent derrière le rideau gris de l'averse.
Le cheval de Napoléon avance difficilement sur les chemins de crête, là où sont disposées les pièces d'artillerie. Napoléon descend, pointe lui-même un canon, donne l'ordre d'ouvrir le feu. Il faut débusquer Mack, le harceler, le contraindre à la reddition avant que les armées russes viennent à son secours.
Lorsqu'il rentre à l'abbaye d'Elchingen, Napoléon grelotte malgré les feux qui brûlent dans les hautes cheminées. Les officiers rendent compte de la fatigue des troupes. La pluie et la faim dissolvent la Grande Armée, disent-ils. Il faut des abris, du pain, du vin. Les uniformes sont en loques.
Napoléon écoute sans paraître entendre.
Commander, c'est aussi ne pas révéler son inquiétude et répondre à celle de ses subordonnés par des certitudes.
Mack se rendra, d'ici à quelques heures, affirme-t-il. On entrera dans Vienne, l'Autriche sera vaincue. Il ne faudra que quelques jours pour écraser les Russes. Et l'on en aura fini ainsi de la troisième coalition.
Il convoque le général Ségur, qui va demander à parlementer avec Mack. Il faut effrayer le général autrichien, obtenir sa reddition. Et d'ici là, l'écraser sous les obus.
Le 20 octobre, enfin, les troupes autrichiennes déposent les armes, sans même avoir combattu.
Napoléon regarde défiler devant lui ces trente mille hommes qui jettent à ses pieds leurs armes et leurs drapeaux, comme dans un triomphe antique.
La pluie a cessé mais il est trempé et crotté. Il sent le poids de son chapeau et de sa redingote grise qui sont gorgés d'eau. Il se tient en avant sur un petit tertre, dominant la scène. Il est l'Empereur vainqueur. Ses troupes sont rassemblées autour de lui, et de temps à autre il se tourne vers elles.
La victoire, comme chaque fois, a transformé l'épuisement et le doute en une sorte de fierté joyeuse. Elle a redonné des forces à chaque soldat. Il va décorer plusieurs d'entre eux.
Les soixante canons autrichiens, les vingt généraux prisonniers passent devant lui.
« Soldats, lance-t-il, ce succès est dû à votre confiance sans bornes dans votre Empereur, à votre patience à supporter les fatigues et les privations de toutes espèces, à votre intrépidité. »
Il échange quelques mots avec les généraux autrichiens qui se sont arrêtés et l'entourent. Certains de ces hommes portent des traces de blessures qui témoignent des campagnes qu'ils ont conduites contre les Turcs.
Ils sont valeureux, expérimentés, mais je les ai vaincus. Qui ne pourrai-je vaincre ?
Le soir, dans l'abbaye d'Elchingen, alors que la pluie a recommencé, il achève de dicter sa proclamation à la Grande Armée :
« Nous ne nous arrêterons pas là : vous êtes impatients de commencer une seconde campagne. Cette armée russe que l'or de l'Angleterre a transportée des extrémités de l'univers, nous allons lui faire éprouver le même sort... »
il entend, chaque fois qu'il cesse de parler, les plaintes des blessés qui ont été installés dans l'abbaye. Cette bataille d'Elchingen a pourtant été peu coûteuse en hommes. Mais demain ?
« Tout mon soin, dicte-t-il, est d'obtenir la victoire, avec le moins possible d'effusions de sang : mes soldats sont mes enfants. »
Ce texte doit être lu, imprimé, affiché, ordonne-t-il. Publié aussi dans le Bulletin de la Grande Armée, qui doit aider les soldats à connaître les intentions de l'Empereur, et leurs exploits.
Il s'assied au pied de la cheminée. Il prend du papier. Il va écrire lui-même, la feuille posée sur ses genoux éclairée par les flammes :
« J'ai été, ma bonne Joséphine, plus fatigué qu'il ne le fallait ; une semaine entière et toutes les journées l'eau sur le corps, et les pieds froids, m'ont fait un peu de mal...
« J'ai rempli mon dessein, j'ai détruit l'armée autrichienne par de simples marches... Je suis content de mon armée. Je n'ai perdu que mille cinq cents hommes, dont les deux tiers faiblement blessés.
« Le prince Charles vient couvrir Vienne.
« Je pense que Masséna doit être à cette heure à Vérone...
« Adieu, ma Joséphine, mille choses aimables partout.
« Napoléon »
37.
Il neige maintenant. Napoléon monte dans sa berline. L'escorte des chasseurs à cheval de la garde est déjà en selle.
C'est le début de l'après-midi devant l'abbaye d'Elchingen. Le ciel est bas. Sur la route qui contourne Ulm et s'enfonce entre les collines vers Munich et, au-delà, vers Vienne, cette traînée noire, c'est la Grande Armée qui marche. Parfois, des détonations se font entendre. Quelques officiers font ouvrir le feu sur des pillards, ou bien ce sont des soldats qui abattent des cochons ou des bœufs. Les hommes ont faim. Les hommes ont froid.