Napoléon ordonne de se mettre en route pour Munich. La berline s'ébranle lourdement, les roues s'enfonçant dans la neige. Il se penche, ordonne à l'aide de camp qu'on aille plus vite. Tout dépend de la vitesse, une fois encore.
Il faut surprendre Koutousov, ce général russe qu'on dit bon stratège, ces Autrichiens qui ont fait jonction avec lui. Et, en même temps, il ne faut pas se laisser entraîner trop loin.
Napoléon aperçoit, sur les bas-côtés, les soldats de l'infanterie de ligne. Ils s'avancent, têtes baissées, sous la neige. L'alcool de la victoire s'est dissipé, reste la fatigue. Ils marchent depuis Boulogne, et même s'ils se sont peu battus, ils sont épuisés.
Il faut en finir. Imposer à l'ennemi la bataille dans les conditions et au moment que j'aurai choisis. Comme un joueur d'échecs qui calcule plusieurs coups en avance et attire son adversaire dans le piège qu'il a médité.
Napoléon, dans la berline qui roule vers Munich, une carte déployée sur la banquette et malgré la faible lumière de la lampe à huile et les cahots de la route, essaie d'imaginer ce piège.
Il est trop tôt encore. La partie contre les Russes n'est pas engagée. Il faut d'abord prendre Vienne.
Mais je dois voir au-delà
Il veut que ce champ de bataille futur lui soit aussi familier que le fut le champ de guerre d'Italie.
Il commence à dicter une lettre à Cambacérès. « Je manœuvre aujourd'hui contre l'armée russe qui est en position derrière l'Inn, dit-il. Avant quinze jours, j'aurai en tête cent mille Russes et soixante mille Autrichiens venus d'Italie soit des autres corps qui étaient en réserve dans la monarchie. Je les vaincrai mais, probablement, cela me coûtera quelques pertes. »
La buée couvre les vitres de la berline. Il distingue cependant les silhouettes courbées des soldats. Combien tomberont ? Il ferme les yeux.
« L'Ogre », c'est ainsi que les journaux payés par les Anglais m'appellent.
Comme s'il désirait la mort des hommes et s'en nourrissait ! Mais il ne se paie pas d'illusion ! Il murmure, et Méneval le regarde, ne sachant pas s'il doit noter : « Celui qui ne voit pas d'un œil sec un champ de bataille fera tuer bien des hommes inutilement. »
Il est à Munich. Dans les vastes salles du palais royal, qui occupe tout le côté nord de la place de la Résidence, il est reçu par la Cour de Bavière.
Il sent, comme chaque fois qu'il se trouve au milieu de ces princes étrangers, une sorte de curiosité apeurée, presque de l'effroi. On l'invite à la chasse. Il accepte d'y participer, puis il se rend au théâtre. Il a demandé qu'on donne un concert en l'honneur de la Cour.
Talleyrand, qui vient d'arriver, s'est assis près de lui et chuchote tout au long du concert, expliquant qu'il faudrait ne pas écraser l'Autriche, mais plutôt conclure avec elle une alliance contre les vraies puissances ennemies, l'Angleterre, la Russie, la Prusse.
Talleyrand apporte aussi les dernières nouvelles de France. Les inquiétudes des gens d'argent sont toujours vives. La banque Récamier et la banque Hervas sont en faillite. On craint une guerre longue au sort incertain.
L'or aussi va vers les vainqueurs, dit Napoléon. Il faut donc achever la guerre par la victoire.
Talleyrand approuve, puis parle de Joséphine, si soucieuse de n'avoir pas reçu de lettres de l'Empereur, si parfaite qu'elle a séduit Strasbourg, où elle attend le bon vouloir de l'Empereur.
« L'on m'a donné des détails qui m'ont prouvé toute la tendresse que tu me portes, lui écrit Napoléon le soir même. Mais il faut plus de force et de confiance. J'avais d'ailleurs prévenu que je serais six jours sans écrire.
« Ma santé est assez bonne. Je m'avance contre l'armée russe. Il faut être gaie, t'amuser, espérer qu'avant la fin du mois nous nous verrons.
« J'ai donné hier aux dames de cette Cour un concert. Le maître de chapelle est un homme de mérite. J'ai chassé à une faisanderie de l'Électeur : tu vois que je ne suis pas si fatigué. Talleyrand est arrivé. »
Le lendemain, Napoléon quitte à nouveau les palais. Il faut oublier les bains chauds, les concerts, reprendre la route.
Parfois, dans la berline, ou bien même à cheval, quand il a décidé d'avancer ainsi, au milieu de ses soldats, sous la neige, il pense qu'il aime cette vie-là, errante, périlleuse et rude. Il couche dans des presbytères au confort rudimentaire. À Lembach, il loge dans un couvent. La cellule où il s'installe pour la nuit est glacée, la sensation de froid est encore plus grande que sur la route, dans les bourrasques de neige.
« Je suis en grande marche, écrit-il à Joséphine. Le temps est froid, la terre couverte d'un pied de neige. Cela est un peu rude. Il ne manque heureusement pas de bois ; nous sommes, ici, toujours dans les forêts. Je me porte assez bien. Mes affaires vont d'une manière satisfaisante ; mes ennemis doivent avoir plus de souci que moi.
« Je désire avoir de tes nouvelles et apprendre que tu es sans inquiétude.
« Adieu, mon amie, je vais me coucher. »
Mais comment dormir ? Il reprend le rapport que lui a communiqué le général Savary. Il le relit, se souvient de cet homme étrange dont Savary lui a parlé déjà, un citoyen du pays de Bade, fils de pasteur, quincaillier, épicier, marchand de tabac, mais habile espion, longtemps au service des Autrichiens. Ce Schulmeister était encore dans Ulm auprès du général Mack il y a quelques jours. Puis Schulmeister a changé de camp, fait des offres à Murat et à Savary, apporté des renseignements sur la marche des troupes russes. Koutousov aurait l'intention d'attirer les Français loin vers l'est. Schulmeister se serait infiltré dans l'état-major austro-russe, se faisant passer pour officier. Savary a joint à son rapport les notes de Schulmeister, qui signe Charles-Frédéric.
Les espions sont indispensables.
Napoléon déchiffre pour la troisième fois cette écriture minuscule. Les détails donnés par Schulmeister confirment les intuitions de Napoléon. Il faut arrêter la retraite de l'ennemi vers l'est. Il n'est donc pas suffisant, comme le font Bernadotte ou Ney, de le battre, d'entrer à Salzbourg, à Innsbruck, ou comme Lannes et Murat de s'emparer des ponts sur le Danube qui permettront d'encercler Vienne et d'occuper la troisième ville d'Europe.
Il faut battre et surtout détruire l'ennemi comme je l'ai fait à Ulm.
Depuis la grande pièce où il s'est installé dans le palais des États à Linz, Napoléon aperçoit la grande place et la haute colonne de la Trinité érigée en 1723 en mémoire de la délivrance de la ville de la peste et des Turcs.
Napoléon se tient devant la fenêtre et se souvient de ce projet qu'il avait eu de partir pour Constantinople.
Il pense à ce destin qui l'a conduit ici, à Linz, si près de Vienne, où il va entrer, il en est sûr, dans cette capitale dont les Turcs ont fait le siège en vain.
Il songe à toutes ces villes qu'il a conquises déjà, à ces cinquante batailles qu'il a livrées.
Où le conduira sa destinée ?
« Je manœuvre aujourd'hui contre l'armée russe, dicte-t-il pour son frère Joseph et, dans cette circonstance, j'ai été peu content de Bernadotte. »
Il faut bien que Joseph sache que Bernadotte, son beau-frère, n'est pas le maréchal sans tache qu'il imagine.
« Bernadotte m'a fait perdre un jour, et d'un jour dépend le destin du monde. »
Il me semble souvent que je suis le seul à comprendre, à sentir cela. Les autres, même les meilleurs, prennent leur temps, imaginent que l'avenir est entre leurs mains. Je serai le seul à pouvoir croire cela. Et je ne le crois pas. Tout demeure incertain. L'avenir est comme la guerre.