Il ne veut pas s'arrêter à cette défaite, qui le rejoint alors qu'il se prépare à la bataille. La défaite est déjà enfouie sous tant de jours, engloutie par cet océan de temps qui s'est écoulé depuis le 21 octobre.
Oublions-la. Il le faut.
Il gagne Pohrlitz, couche au presbytère. Le lendemain, il parcourt en berline puis à cheval les routes de la région. Il met pied à terre, observe un combat de cavalerie, non loin du village de Lattein. Il connaît ce sentiment qui l'habite, fait de tension et de calme. Il regarde ces collines, cette plaine, ces plateaux et ces vallées. Il imagine les troupes se déplaçant ici et là. Il aperçoit des villages et, le soir, à Brünn, il monte jusqu'à la citadelle du Spielberg qui domine toute la région. Les nuages courent au ras des collines. L'horizon au sud-ouest est ourlé d'une bande plus claire.
On entend le canon et des détonations. Les Russes ont cessé de reculer. Il faut que Koutousov accepte la bataille. Il faut l'attirer là, vers ce plateau de Pratzen.
Napoléon déploie ses cartes. Et, le 20 novembre au matin, il dicte un ordre bref. « Il est ordonné au maréchal Davout de se rendre à Austerlitz. »
Napoléon, du bout de l'ongle, trace un trait sous le nom de cette ville située en contrebas du plateau de Pratzen, à son extrémité sud.
Le lendemain matin, jeudi 21 novembre, il se lève avant l'aube. Il est reposé et calme. Il monte son cheval blanc et, entouré de son escorte et de ses aides de camp, il galope seul en avant. Il longe la vallée du Goldbach, traverse les villages de Kobelnitz, de Bosenitz, monte sur les plateaux. Souvent il met pied à terre.
C'est ici qu'il veut que la bataille ait lieu, sur ces plateaux, dans ces vallées parsemées d'étangs.
Il va à pied, son mamelouk Roustam tient son cheval par les rênes.
Napoléon se tourne vers ses aides de camp et ses officiers d'ordonnance.
- Jeunes gens, dit-il, étudiez bien ce terrain, nous nous y battrons.
38.
Ce matin, mercredi 27 novembre 1805, Napoléon attend l'aube au sommet de la citadelle du Spielberg. Les chasseurs de sa garde se tiennent au pied des fortifications. Il veut être seul face à ce paysage qui sort lentement de la nuit et du brouillard. Depuis quelques jours, le temps a changé. Le froid est plus intense, mais les averses de neige et de pluie ont cessé. Le sol a gelé. Il sera bon pour les charges de cavalerie qui résonneront sur la terre dure et sèche. Le ciel, maintenant que le brouillard se dissipe, est voilé mais clair, et le soleil surgit comme une hostie rouge à l'est.
Il connaît chaque mètre carré de ce paysage, de cet immense triangle où la bataille qu'il attend, qu'il a conçue va se dérouler, comme une immense manœuvre sur un polygone.
Il se souvient des parties d'échecs qu'il lui arrivait de jouer au café de la Régence, au Palais-Royal, lorsqu'il traînait sa misère et son ambition inassouvie, général sans commandement, bientôt rayé des cadres de l'armée. Il gagnait toujours, avec cette brûlure d'une joie intense quand, au coup décisif, il poussait ce pion apparemment sans importance et qui allait décider de la partie.
Il regarde.
Brünn est le sommet d'un triangle rectangle dont les deux côtés sont constitués par ces routes bordées d'arbres qui se rejoignent à angle droit au pied de la citadelle du Spielberg.
L'une va vers l'est, vers Olmütz. Il la suit du regard autant qu'il peut, parce qu'elle disparaît dans le brouillard. À Olmütz se sont installés les deux empereurs, l'Autrichien et le Russe, François II et Alexandre Ier, ces joueurs sans talent qui vont tomber dans le piège qu'il leur tend. Depuis quelques jours il a donné l'ordre aux unités de cavalerie de fuir chaque fois que l'ennemi se présente. Et les troupes de Soult qui occupent encore Austerlitz doivent se tenir prête à se replier, à partir d'aujourd'hui, pour que les Austro-Russes s'avancent.
La deuxième route qui forme à Brünn, avec la première, un angle droit, est elle aussi bordée d'arbres. Napoléon se tourne, la regarde. Au bout, il y a Vienne. Et entre la route d'Olmütz et celle de Vienne, la base du triangle est constituée par le plateau de Pratzen.
Les grandes parties d'échecs sont toujours simples. Il faut imaginer ce que l'adversaire veut. Et il faut lui faire croire que ce qu'il veut, ce dont il rêve est possible. Qu'il pense et voit juste. Alors il perd sa raison.
Les deux empereurs veulent couper la route de Vienne. Il faut les persuader qu'on ne peut s'opposer à leur volonté. Il va retirer ses troupes d'Austerlitz, reculer. Les divisions ennemies vont s'avancer, s'étirer au pied du plateau de Pratzen. Elles attaqueront l'aile droite, qui, après avoir reculé, résistera. Et, pendant ce temps-là, le centre et l'aile gauche s'avanceront, prendront le plateau de Pratzen et tomberont sur le flanc ennemi à découvert.
Le soleil s'est levé, Napoléon va avec une faible escorte sur la route d'Olmütz. La lumière est aveuglante, oblige à s'arrêter parfois. La charnière se situera ici, sur cette éminence que couronne une chapelle. Il gravit cette butte, de là partiront les charges de l'aile gauche, celle qui se rabattra sur la base du triangle, venant ainsi, comme une porte qui claque, coincer les troupes russes toutes occupées à avancer, leur flanc exposé, comme quelqu'un qui a le bras dans l'entrebâillement d'une porte et ne se soucie pas de savoir si elle va claquer.
Il donne l'ordre qu'on fortifie cette butte et il entend des chasseurs de la garde dire qu'elle leur rappelle le « santon », cette petite colline couronnée d'un marabout qu'ils avaient occupée lors de la bataille des Pyramides.
Il saute en selle, s'élance sur la route d'Olmütz. Une maison basse sort peu à peu du brouillard. C'est le relais de poste de Posorsitz. Une route plus étroite part vers le sud, vers la ville d'Austerlitz.
Tout est prêt pour la bataille.
Il rentre à Brünn.
Il aperçoit des chevaux tenus par des officiers autrichiens. Deux envoyés de l'empereur François II, Stadion et Giulay, sont là qui l'attendent. Il les écoute, tête baissée. Il faut jouer l'homme inquiet, irrésolu, tenté par la négociation, incertain de ses troupes, prêt à accepter un ultimatum mais soucieux par orgueil de ne pas céder.
Puis, voici l'envoyé du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, M. d'Haugwitz, qui lui aussi exige, sous couvert de médiation, une capitulation. Il est si sûr de lui !
Napoléon l'écoute patiemment, puis lui demande de se rendre à Vienne auprès de M. de Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, avec qui la négociation pourra s'engager. Haugwitz accepte avec joie. Dans ses yeux, Napoléon lit la certitude qu'il suffira d'attendre quelques jours pour que la Grande Armée ne soit plus qu'une cohue vaincue, en déroute. Alors on dictera à ce Bonaparte les conditions que l'on voudra.
Napoléon confie à un aide de camp le soin de conduire M. d'Haugwitz à Vienne en passant par le champ de bataille d'Holabrünn où les cavaliers se sont opposés : « Il est bon que ce Prussien apprenne par ses yeux de quelle manière nous faisons la guerre », murmure-t-il.
Il reste à convaincre les Russes de ma faiblesse, de la peur qui m'habite.
Il envoie le général Savary auprès d'Alexandre Ier pour que le tsar fasse connaître ses exigences, lui dépêche un plénipotentiaire.
C'est le 28 novembre au soir. Napoléon galope dans la nuit et le brouillard et son escorte a du mal à le suivre. Il retourne au relais de poste de Posorsitz. Derrière lui, il entend Lannes et Soult qui s'injurient, se menacent, se défient. Il se tourne vers eux et se contente de les regarder. Il ne veut rien savoir de leur dispute. Quels hommes sont-ils pour se disputer ainsi ? Une querelle ne vaut que si elle engage tout l'être. Le reste est dérisoire.