Выбрать главу

Il parcourt à cheval les vallons et les collines, longe les étangs. C'est maintenant qu'il va jouer le pion dont tout dépend.

Il appelle un aide de camp : qu'on apporte aux divisions du 4e corps, qui occupent Austerlitz, l'ordre d'abandonner la ville et de reculer vers la route de Vienne.

L'orifice de la nasse va s'ouvrir.

Il monte dans sa berline. Il grignote une cuisse de poulet et boit un verre de chambertin coupé d'eau, puis, enveloppé dans sa redingote, il s'endort.

À l'aube, il est à cheval. Il court vers les avant-postes, les dépasse, revient à son bivouac qui a été établi un peu en arrière du plateau vers le village de Schaplanitz. Il est impatient. Les Russes auront-ils joué comme il l'a prévu, avançant enfin, dégarnissant le plateau de Pratzen, occupant les positions abandonnées ? Il serre ses mains dans son dos, se précipite vers Savary qui revient du camp russe et annonce que les divisions de Koutousov sont en marche, qu'elles sont entrées dans Austerlitz.

Voilà. La partie est engagée comme il l'a prévu. Il peut aller au devant de ce prince Dolgorouki qu'Alexandre a consenti à lui envoyer.

Napoléon s'élance. Il se sent si sûr de lui qu'il lui semble que ce qui se déroule est sans surprise. Il se défend de cette confiance qui le gagne. Il ne faut jamais être sûr que de soi. Tout le reste peut vous échapper.

Il pense tout à coup à Trafalgar. Cette bataille qu'il engagera effacera la défaite morale. Il descend de cheval, gravit une petite pente, piétinant dans des herbes humides. En face de lui, le prince Dolgorouki, méprisant.

« Freluquet impertinent » qui s'imagine me tenir entre ses mains.

Le prince réclame l'Italie, la Hollande, la Belgique, la capitulation en somme.

L'écouter avec inquiétude, et presque de l'humilité, pour le convaincre que je crains la bataille, que mes troupes se retirent, fuient devant la menace. Ce prince me parle comme à un « boyard qu'on veut envoyer en Sibérie ». Qu'il pérore ! Qu'il rapporte aux deux Empereurs que Napoléon a tremblé de peur devant lui !

Napoléon retourne à son bivouac. Les sapeurs de la Garde ont fabriqué, avec des débris de portes et de volets, une table et des bancs, comme on en voit dans les fêtes de village. Napoléon s'assied. Il parle avec une insouciance joyeuse, puis il s'installe dans sa voiture et s'endort.

Le 30 novembre, après avoir parcouru à cheval toutes les routes et s'être assuré que les Russes et les Autrichiens continuent leur avance, il se retire à seize heures trente dans sa berline.

Il faut pour gagner cette bataille que chaque soldat sache ce qui est en jeu.

Je suis l'Empereur des Français, et non l'un de ces souverains qui poussent leurs hommes comme s'ils n'étaient que des pièces de bois.

Il commence à dicter l'ordre du jour à la Grande Armée :

« Soldats, l'armée russe se présente devant vous pour venger l'armée autrichienne.

« Les positions que nous occupons sont formidables ; pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. »

Il s'arrête. Il veut que chaque soldat comprenne la manœuvre à laquelle il participe. Alors la Grande Armée sera invincible.

« Soldats, reprend-il, je dirigerai moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter dans cette journée surtout où il y va de l'honneur de l'infanterie française qui importe tant à l'honneur de la nation. »

Il ouvre la portière de la berline. La nuit tombe. Les jours d'hiver sont courts. Il y aura peu d'heures pour la bataille. Chaque minute, de l'aube à la nuit, comptera.

« Que, sous prétexte d'emmener les blessés, continue-t-il en se rencognant dans la berline, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée qu'il faut vaincre ces stipendiés de l'Angleterre qui sont animés d'une si grande haine contre notre nation.

« Cette victoire finira la campagne... et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »

Il saute à terre, s'installe à table, avec ses aides de camp. Il évoque la campagne d'Égypte. Il est calme. Et pourtant le temps a changé, la pluie et la grêle tombent en de longues averses rageuses.

Mais le mauvais temps vaut pour tous.

Il dort dans sa berline, quelques heures à peine, puis, alors que la nuit dure encore, ce 1er décembre 1805, il va sans escorte sur le front de plusieurs régiments.

La pluie a cessé, mais le ciel est couvert ; cependant, à l'est, des bandes claires annoncent peut-être le beau temps pour demain.

Alors qu'il passe devant le 28e régiment de ligne, une voix s'élève : « Nous te promettons que demain tu n'auras à combattre que des yeux. »

Il frissonne. Ces hommes ont compris son ordre du jour.

« Dans une armée française, dit-il à ses aides de camp, la plus forte punition est la honte. »

Devant la brigade du général Ferny, il s'adresse aux soldats, leur demande s'ils ont vérifié leurs cartouches. Certains crient qu'ils ont leurs baïonnettes, d'autres lancent : « Sire, tu n'auras pas besoin de t'exposer. »

Dans la soirée, alors qu'il galope le long des étangs, escorté par ses vingt chasseurs de la garde, une patrouille de cosaques surgit. Les Russes hurlent sabre au clair, chargent l'escorte avec furie. Les aides de camp le sauvent, l'entraînent, et il s'éloigne à travers champs cependant que l'escorte fait front.

Il descend de cheval, avance seul. Demain sera le jour de la bataille. Il traverse les cantonnements, marchant vers son bivouac, et tout à coup un soldat allume une torche pour vérifier qui passe ainsi dans les lignes. Il reconnaît Napoléon, s'écrie : « Vive l'Empereur ! » Des autres bivouacs, des voix s'élèvent. On arrache des poignées de paille, on y met le feu. « C'est l'anniversaire du couronnement », crient des soldats.

Il n'avait pas songé à cela. Il y a un an seulement, il entrait dans Notre-Dame.

Il s'éloigne, rejoint le bivouac, et, lorsqu'il se retourne, tout le champ de bataille est constellé de points lumineux, autant de soldats que de torches de paille, et les cris montent : « Vive l'Empereur ! »

Savary arrive d'une reconnaissance. Il est essoufflé, couvert de sueur. Les troupes austro-russes ont continué leur progression. Elles avancent sans même protéger leur flanc. Davout et l'aile droite vont demain matin les recevoir de plein fouet.

À ce moment-là, Bernadotte, la Garde et Soult, tout le centre du dispositif monteront à l'assaut du plateau de Pratzen dégarni et tomberont, la crête conquise, sur les armées ennemies qui se sont avancées. Et, à l'aile gauche, Lannes et Murat tourneront tout le dispositif russe.

Napoléon a, en écoutant Savary, joué mentalement, une fois de plus, toute la partie. La victoire ne peut lui échapper.

Il contemple longuement les illuminations, ces points lumineux dans l'obscurité glacée :

- Voilà la plus belle soirée de ma vie, dit-il, mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens.

Il baisse la tête.

- Ils sont véritablement mes enfants, murmure-t-il.

Constant lui présente une tasse de thé, qu'il boit lentement, demandant à ce qu'on en serve aussi à Savary, à Berthier, à Roustam

Il aime cette fraternité des veilles de bataille, quand chacun sait que demain peut être le dernier jour de sa vie.

Il aurait pu être tué par les cosaques il y a moins d'une heure.

Demain, même s'il se tient loin des premières lignes, un boulet peut l'emporter. Il est Empereur, mais il se soumet lui aussi au risque de la mort qu'impose la guerre.