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« Je partais pour Genève lorsque le télégraphe m'a instruit de la victoire que vous avez remportée sur l'armée autrichienne : gloire et trois fois gloire !

« La position de l'armée d'Italie est assez critique : Masséna renfermé dans Gênes a des vivres jusqu'au 5 ou 6 prairial ; l'armée de Melas paraît considérable, quoique fortement affaiblie.

« Je vous salue affectueusement.

« Bonaparte »

Il donne les derniers ordres. Quitter Paris, c'est laisser le grouillement des ambitions s'exacerber. C'est un nouveau défi : s'il l'emporte, le pouvoir sera consolidé. S'il est battu...

Il convoque Joseph, lui confie la gestion de tous ses fonds pendant la durée de la campagne. Joseph commence une phrase. Il voudrait...

Il faut l'interrompre. Qui ne connaît le vœu de Joseph ? Être le successeur désigné. Il est trop tôt.

Fouché entre à son tour dans le cabinet, évoque le complot anglais puis fait état d'une conspiration jacobine qu'il a démantelée. Tout sera calme à Paris, assure-t-il.

Qui pourrait faire confiance à ces hommes-là, qui ont survécu depuis dix ans à coups d'abandons, de retournements, de trahisons et de lâchetés ?

Ils ne sont fidèles qu'à la force victorieuse.

Tout dépend donc une fois de plus du sort des armes.

Donc, tout dépend de moi et de la Fortune.

Napoléon, dans la soirée du 5 mai, se rend à l'Opéra. On lit le bulletin annonçant la victoire de Moreau à Stockach. Les spectateurs se lèvent et applaudissent longuement.

Napoléon quitte la salle peu après.

À deux heures du matin, le 6 mai, il monte dans la chaise de poste qui doit le conduire à Dijon, où l'attend l'armée de réserve.

4.

La route est déserte. On roule grand train vers Sens et Avallon. La glace de la fenêtre est ouverte, et souvent Napoléon se penche. Il aime cet air chargé des parfums de la forêt. Il fait doux. Les feuilles d'un vert léger tamisent la lumière. Bourrienne et Duroc, assis en face de lui, ont voulu lui présenter des lettres à lire, des réponses à signer. Il a refusé. Ces premières heures de voyage sont un moment de rêverie. Il regarde les champs cultivés, les villages, ces allées cavalières qui s'ouvrent dans la forêt de Fontainebleau, puis, quand on entre dans Sens, où l'on va déjeuner chez Bourrienne, la majesté et la force de la cathédrale, la beauté massive de ces maisons bourgeoises.

« Belle France », dit-il.

Durant le repas, à peine trente minutes, il répète : « Belle France, ah, avec quel plaisir je la reverrai. »

Puis on repart vers Avallon où l'on doit coucher. La journée est lumineuse, chaude même.

« Le soleil qui nous éclaire est celui qui nous éclairait à Lodi et à Arcole », murmure-t-il.

L'Italie, terre de ses premières victoires. Comment ne pourrait-il pas faire mieux qu'alors ? « Il y a quatre ans, n'est-ce pas avec une faible armée que j'ai chassé devant moi des hordes de Sardes et d'Autrichiens ? »

Il somnole cependant que la nuit tombe. Il est comme Alexandre, dit-il à mi-voix, qui donnait tout à la Grèce - lui, donne tout à la France. « Mort à trente-trois ans, quel nom il a laissé ! »

Lui, a conquis Milan, Le Caire, Paris. Il est le Premier consul, et que garderait de lui la postérité s'il était battu demain en Italie ?

À Avallon, où l'on arrive à dix-neuf heures trente, il dépouille le courrier jusqu'à près de minuit, donne ses ordres pour les étapes suivantes, puis départ à l'aube vers Dijon.

Les routes sont encombrées par les troupes qui marchent vers la ville. Les soldats le reconnaissent et l'acclament.

À Dijon, il harangue les troupes, puis c'est Auxonne.

C'est comme s'il rentrait dans son passé de lieutenant en second. Des silhouettes d'autrefois s'avancent. Il visite la direction de l'artillerie : « Voilà une salle où j'ai fait bien des lotos ! »

Si peu d'années depuis ces jours-là, et tant d'événements, qu'il ressent comme un vertige et se dépêche de partir.

La nuit, au fur et à mesure qu'on s'élève vers les plateaux du Jura, se fait plus froide, plus dense. On dépasse des troupes.

À Morez, toutes les maisons sont illuminées. Comment ne pas répondre au maire qui, sur la place où la voiture s'est arrêtée, s'écrie : « Citoyen Premier consul, fais-nous le plaisir de te montrer ! » Une petite foule s'est rassemblée et répète : « Bonaparte, montrez-vous aux bons habitants du Jura ! Est-ce bien vous ? Vous nous donnez la paix ? »

Répondre : « Oui, oui », et repartir.

Le 10 mai, il est à Genève. Il rencontre Necker. C'était donc cet homme qui, en 1789, détenait une partie du pouvoir en France ! Napoléon l'observe, l'écoute. Ce n'était que cela ! Un idéologue et un banquier ! Comment de tels hommes auraient-ils pu sauver la monarchie ?

Et jusqu'où puis-je aller, moi, qui suis d'une autre trempe ?

Il se sent conforté dans ses ambitions, ses certitudes.

Dès l'entrevue terminée, il précise ses ordres : le général Lannes doit entreprendre la montée du Grand-Saint-Bernard et s'emparer, de l'autre côté du col, dans la vallée de la Dora Baltea, du fort de Bard, puis, au-delà, d'Ivrée.

Il faut passer le col avant le 15 mai.

Le choix est fait. Il faut maintenant relever le défi.

Le col est situé à 2 472 mètres. Il a encore neigé il y a quelques jours. Les chemins étroits longent des précipices et des glaciers. Il est nécessaire de démonter les canons, de tirer à bras d'hommes les affûts posés sur des traîneaux. Mais si l'armée passe, comme celle d'Hannibal, alors on tombera sur les arrières du général autrichien Melas, toujours fixé par la résistance de Gênes, et, alors, le Piémont avec Milan sera pris.

Il faut écrire au général Moreau, lui demander de faire bloquer par quinze mille hommes les autres cols des Alpes. Et, en traçant ces lignes, la main hésite. Comment accepter longtemps de dépendre d'un Moreau, dont on soupçonne la jalousie et les ambiguïtés ? Comment admettre qu'il faille s'en remettre à lui ? Un chef a besoin d'exécutants prompts et dévoués, et non de personnalités qui pensent à leur propre intérêt.

Il écrit pourtant : « Si la manœuvre s'exécute d'un mouvement prompt, décidé, et que vous l'ayez à cœur, l'Italie et la paix sont à nous. Je vous en dis déjà peut-être trop. Votre zèle pour la prospérité de la République et votre amitié pour moi, vous en disent assez. »

Le 20 mai, Napoléon est à Martigny. Les troupes de Lannes, souvent au son des musiques et des roulements de tambour, ont franchi le col dans le brouillard et la neige, déchirant leurs souliers sur la glace, grignotant les biscuits que les soldats ont pendus en guirlandes à leur cou. Mais, dit Lannes, le fort de Bard est imprenable, situé sur un piton, au milieu de la vallée. Il faut le contourner, et il risque de menacer de ses canons l'avancée des troupes.

À huit heures, son chapeau couvert de toile cirée, en redingote grise, pantalon et gilet blanc, habit bleu, Napoléon monte à cheval. Il porte épée et cravache, et il chevauche jusqu'à Bourg-Saint-Pierre. Un guide avance la mule sur laquelle il va franchir le col. Le ciel est couvert. La mule grimpe si lentement, et le temps est si compté. Que se passe-t-il à Paris ? Combien de jours Masséna tiendra-t-il à Gênes ? Et ce fort de Bard, faudra-t-il le garder dans son dos, menaçant ?

Les sabots de la mule ont glissé. Napoléon bascule vers l'abîme de la Dranse. Le guide le retient.

La mort m'effleure une nouvelle fois.

Voici l'hospice, ses hautes voûtes, ses pierres gris sombre, sa morgue où les cadavres desséchés attendent depuis des siècles une sépulture en terre sainte, sa chapelle et sa bibliothèque. Il fait froid. Napoléon feuillette un exemplaire d'un Tite-Live, cherche le récit du passage d'Hannibal à travers les Alpes. Puis le prieur le convie à dîner de bœuf bouilli et salé, d'un ragoût de mouton et de légumes secs, de fromage de chèvre et de gruyère, accompagnés d'un vieux vin blanc d'Aoste. Mais comment s'attarder au-delà de quelques minutes ? Un courrier apporte la nouvelle de la résistance du fort Bard, imprenable, dit Berthier. Qu'on le laisse, il cédera plus tard, comme un fruit trop mûr.