Joséphine est en larmes, et tout à coup Napoléon sent ses jambes fléchir. C'est comme si son corps fondait. Il s'accroche à Talleyrand et à Joséphine. Il ne peut retenir ses larmes. La tension accumulée, les fatigues de ce labeur de dizaines d'heures pour préparer la guerre l'écrasent tout à coup.
On le porte dans une chambre. Il est saisi de convulsions et de spasmes. Il vomit. Son visage est terreux.
Il reste ainsi plusieurs minutes, le corps tendu, couvert de sueur, secoué de soubresauts, les mâchoires serrées.
Puis, peu à peu, il retrouve son calme, regarde autour de lui et, sans un mot, il se lève, écartant ceux qui l'entourent.
Il se dirige vers sa voiture d'un pas alerte, comme s'il ne s'était rien produit.
Il part pour Würzburg, ainsi qu'il l'avait prévu. Il est 22 heures.
Que s'est-il passé en lui ?
Il y songe alors que la berline roule dans la nuit vers Francfort où il devrait arriver à 1 heure du matin, ce jeudi 2 octobre 1806. Il a décidé de dîner rapidement avec le prince primat, puis de poursuivre jusqu'à Würzburg.
Il étend ses jambes. Il déteste que son corps le trahisse. Quel est ce signe ? Faut-il qu'il voie le docteur Corvisart ? Mais il se sent bien maintenant. Et cette énergie qui rayonne à nouveau en lui le rassure, le met de bonne humeur. Il chantonne.
Tout au long du dîner à Francfort, il est gai, et quand il arrive à Würzburg, à 22 heures, il se sent dispos. Il plaisante avec ses aides de camp, entre d'un pas alerte dans le palais du grand-duc, qui est l'ancienne demeure des évêques de la ville.
Devant le grand escalier, il s'arrête. Il regarde cette foule de princes allemands qui se pressent autour de lui. Il reconnaît le roi de Wurtemberg, s'approche de lui, le prend familièrement par le bras.
Il a appris à être aussi seul, aussi libre dans une foule que dans une forêt. Les regards des autres ne l'atteignent pas. Et, quand il croise des yeux, ceux-ci se baissent. Il domine. Il est au-dessus du grouillement des hommes, au sommet, dans l'atmosphère rare de ceux qui disposent du sort des peuples et inscrivent leur nom dans l'Histoire.
Il dit au roi de Wurtemberg que, chef de la famille impériale, il a décidé de marier son frère Jérôme à la fille du roi, Catherine de Wurtemberg. À cet effet, il a, par un sénatus-consulte, fait de Jérôme - qui a renoncé à son épouse américaine et s'est ainsi plié à la volonté de Napoléon - un prince français qui entre en ligne de compte dans l'hérédité impériale. Le roi de Wurtemberg s'incline, fait état des pressions prussiennes, d'une lettre qu'il a reçue du duc de Brunswick le menaçant de faire flotter les aigles de Prusse sur Stuttgart si le Wurtemberg ne quitte pas la Confédération du Rhin.
- Je suis votre protecteur, dit Napoléon calmement. Toutes nos armées sont en mouvement. Je me porte fort bien et j'ai bonne espérance de venir à bout de tout ceci.
L'attente de ce roi, de tous ces princes, l'oblige à réussir.
On lui fait admirer les plafonds peints par Tiepolo et les tableaux de ce peintre qui, avec des natures mortes de l'école italienne, décorent les galeries.
Il retient dans l'un des salons l'archiduc Ferdinand, frère de l'empereur d'Autriche François II. Il interroge l'archiduc. Il se sent maintenant au centre de ce réseau de dynasties européennes, et, quand l'archiduc lui vante les avantages d'une alliance avec l'Autriche, il approuve. Il ne fait que reprendre la tradition de la monarchie française, un temps interrompue.
Lorsqu'il se retire dans sa chambre, il convoque son secrétaire.
Les idées, les visions d'avenir se bousculent dans sa tête comme si la guerre qui n'est pas encore officiellement déclarée était déjà terminée, et qu'il l'eût gagnée. Mais il n'a jamais pu s'empêcher d'aller au-delà du présent et de l'avenir proche, pour dessiner à grands traits les lignes de son futur.
Il dicte une dépêche pour l'ambassadeur de France à Vienne, La Rochefoucauld.
« Ma position et mes forces sont telles, dit-il, que je n'ai à redouter personne, mais enfin tous ces efforts chargent mes peuples. »
Il faudrait donc un allié. La Prusse ne mérite aucune confiance. Restent la Russie et l'Autriche. « La marine a fleuri autrefois en France par le bien que nous a fait l'alliance de l'Autriche, dit-il. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester tranquille, sentiment que je partage aussi de cœur. »
Il lit les rapports de ses maréchaux, puis, apaisé, il se couche. Sa tête est en ordre.
Il se lève tôt. Le ciel est clair.
Visitons la cathédrale de Würzburg.
Il galope en tête de la cavalcade des aides de camp et des princes allemands.
Tout à coup il sent un choc. Il se retourne, aperçoit une paysanne que son cheval a renversée et qui reste à terre. Il s'arrête, descend de son cheval, se précipite vers la femme, ordonne qu'on la relève, demande qu'on traduise ce qu'il va lui dire. Il lui offre de l'argent, marque son regret pour l'incident, puis il a un geste affectueux de compassion.
Il faudrait que le monde soit sans violence. Il faudrait... mais il ne peut même pas rêver, penser cela. La guerre est dans l'ordre de la nature.
Lorsqu'il rentre au palais du grand-duc, il écrit rapidement quelques lignes à Joséphine, dont il a reçu une lettre éplorée.
« Je ne sais pourquoi tu pleures, tu as tort de te faire du mal. Le courage et la gaieté, voilà la recette.
« Adieu, mon amie ; le grand-duc m'a parlé de toi.
« Napoléon »
Il quitte Würzburg le lundi 6 octobre à 3 heures du matin. Au fur et à mesure que la nuit se retire et que le brouillard se dissipe, il découvre ces forêts et ces collines que ses troupes ont déjà franchies. Il reconnaît ces paysages qu'il a longuement imaginés en regardant les cartes. C'est dans ce relief-là, dans cette marqueterie de plateaux, de montagnes et de vallées qu'il veut livrer bataille, au-delà de Bamberg.
Il entre dans la ville, longe la rivière Regnitz, et arrive à la Neue Residenz, qui domine la ville. Caulaincourt a emménagé dans le bâtiment, le quartier général. La cité est envahie par les troupes.
Napoléon prend connaissance des dépêches. Il peste. Les courriers ne vont pas assez vite.
« Dans une guerre comme celle-ci, s'exclame-t-il, on ne peut arriver à de beaux résultats que par des communications très fréquentes ! Mettez cela au rang de vos premiers soins. »
Où sont les troupes de Brunswick ? demande-t-il.
« Ils ne s'attendent pas à ce que nous voulons faire : malheur à eux s'ils hésitent et s'ils perdent une journée ! »
Maintenant, en effet, chaque minute compte. Il reçoit le général Berthier qui lui apporte un ultimatum envoyé à Paris dès le 26 septembre et dans lequel Frédéric-Guillaume exige que la Grande Armée se retire en deçà du Rhin avant le 8 octobre.
Napoléon froisse le papier, le jette, marche à grands pas, les mains derrière le dos. De temps à autre il prend une prise. Il parle d'une voix irritée. Qu'est-ce que ce roi de Prusse ? Pense-t-il que la France est celle de 1792 ?
- Se croit-il en Champagne ? Veut-il reproduire son Manifeste ? Vraiment, j'ai pitié de la Prusse, je plains Guillaume.
Il est victime, lance-t-il, d'une reine habillée en amazone, portant l'uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt-cinq lettres par jour pour exciter de toutes parts l'incendie.
- Ce roi ne sait pas quelles rhapsodies on lui fait écrire. C'est par trop ridicule ! Il ne le sait pas !
Napoléon s'arrête devant Berthier.
- Berthier, on nous donne pour le 8 un rendez-vous d'honneur. Jamais un Français n'y a manqué. Mais comme on nous dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois et marchons, sans nous coucher, sur la Saxe.
Il parcourt plusieurs fois la pièce en silence. Les mots montent en lui, comme d'une source profonde, jaillissante. Il se tourne vers son secrétaire. Il dicte une proclamation à la Grande Armée :