« Soldats, l'ordre pour votre rentrée en France était parti ; vous vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches. Des fêtes triomphales vous attendaient... »
Il s'arrête. Il le sait bien : les soldats rêvaient au retour chez eux, à la paix.
« Mais des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin », poursuit-il.
Il pense au Manifeste de Brunswick de 1792. Les hommes de la Grande Armée doivent se souvenir de ces menaces sur Paris, de cette morgue de Prussiens et d'émigrés, et de leur défaite à Valmy. Il faut faire revivre ce passé.
« La même faction, le même esprit de vertige qui conduisit il y a quatorze ans les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine dans leurs conseils, reprend-il. Leurs projets furent confondus alors, ils trouvèrent dans les plaines de la Champagne la défaite, la mort et la honte. Mais les leçons de l'expérience s'effacent et il est des hommes chez lesquels le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais... »
Il parle aux soldats et il se parle à lui-même.
« Marchons donc, puisque la modération n'a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans ! »
Qu'on lise cette proclamation devant les soldats, ordonne-t-il.
C'est la guerre qui commence, les escarmouches aux avant-postes. C'est là qu'il veut, qu'il doit être. Tout en lui est mouvement.
Il quitte Bamberg. Il n'a confiance que dans son regard. Il veut reconnaître lui-même le défilé de Saalburg, voir de ses yeux les troupes du général prussien Tauenzien, inspecter lui-même les soldats qui bivouaquent sur les hauteurs en avant de Schleiz où vient de se dérouler le premier affrontement.
Les hommes se lèvent sur son passage, crient : « Vive l'Empereur ! » Il s'arrête, les félicite, lance :
- La conduite des Prussiens est indigne. Ils ont incorporé un bataillon saxon entre deux bataillons prussiens pour être ainsi sûrs d'eux, une telle violation de l'indépendance et une telle violation contre une puissance plus faible ne peuvent que révolter toute l'Europe.
Mais le moment n'est plus aux protestations. C'est celui des armes.
Il entend au loin une canonnade. Ce sont les troupes du maréchal Lannes qui attaquent à Saalfeld l'avant-garde du prince de Hohenlohe commandée par le prince Louis de Prusse, l'un des plus ardents partisans de la guerre contre la France.
Napoléon veut aller plus loin, vers l'avant. Il donne des ordres à Caulaincourt pour que son quartier général soit porté à Auna. C'est là qu'arrivent les rapports de Lannes puis de Murat. Il les lit debout, impatient.
Lannes raconte comment le maréchal des logis Guindey a d'un coup de pointe tué le prince Louis de Prusse qui, refusant de se rendre, a donné un coup de sabre au Français.
- C'est une punition du ciel, lance Napoléon, car c'est le véritable auteur de la guerre.
Puis il dicte ses directives : « L'art est aujourd'hui d'attaquer tout ce qu'on rencontre, afin de battre l'ennemi en détail pendant qu'il se réunit... Attaquez hardiment tout ce qui est en marche... Inondez avec votre cavalerie toute la plaine de Leipzig. »
Il est 4 heures du matin ce dimanche 12 octobre 1806. Il sort dans la nuit. Il éprouve un sentiment de joie et de puissance. « Je ne me suis trompé sur rien », murmure-t-il. Tout ce qu'il avait calculé il y a deux mois à Paris se réalise « marche pour marche, presque événement par événement ».
Il décide de se rendre à Gera, plus loin, afin de se rapprocher encore de ce qui sera le champ de la bataille décisive.
Dès qu'il y arrive, il écrit à Joséphine. C'était déjà le lundi 13 octobre, à 2 heures du matin.
« Je suis aujourd'hui à Gera, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu, en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse, que je plains personnellement parce qu'il est bon. La reine est à Erfurt avec le roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille ; j'ai déjà engraissé depuis mon départ ; cependant je fais, de ma personne, vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à 8 heures et suis levé à minuit, je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée.
« Tout à toi,
« Napoléon »
Il appelle le général Clarke, son secrétaire de cabinet, lui pince l'oreille, fait quelques pas.
- Je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin, dit-il. Les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick, auquel on accorde des talents, dirige d'une manière aussi ridicule les opérations de cette armée !
Il donne une tape amicale à Clarke.
- Clarke, dans un mois vous serez gouverneur de Berlin et l'on vous citera comme ayant été dans la même année, et entre deux guerres différentes, gouverneur de Vienne et de Berlin !
Il s'éloigne et lance :
- Je monte à cheval pour me rendre à Iéna.
Il arrive dans la ville au début de l'après-midi. Des quartiers brûlent. Les rues sont pleines de troupes. La Garde à pied entoure l'Empereur qui fait halte sous les tilleuls de la Grossherzogliche Schloss. Il appelle les aides de camp : il montre la hauteur qui domine la ville et qui semble inaccessible. C'est le Landgrafenberg, dont les pentes, couvertes de vigne, ne comportent que quelques sentiers étroits. On ne peut atteindre le sommet à cheval, expliquent les officiers. L'artillerie ne peut accéder au sommet.
Napoléon écoute. Un officier du maréchal Augereau, dont les troupes occupent Iéna, lui rapporte que les armées prussiennes ont quitté Weimar dans la nuit, en deux colonnes : l'une vers Nauenbourg, au nord d'Iéna, sous les ordres de Brunswick ; l'autre, qui avance vers Iéna, est commandée par le prince Hohenlohe.
Ces troupes sont donc au-delà du Landgrafenberg, à l'abri, imaginent-elles, de cette montagne infranchissable.
Napoléon s'impatiente, se rend au château ducal qui domine la ville. Il traverse les salles, les yeux toujours tournés vers le Landgrafenberg. La pente abrupte apparaît, vue du château, presque verticale, et la fumée des incendies ainsi que la brume du soir commencent à l'envelopper.
Des éclats de voix. Napoléon se retourne. Des officiers accompagnent un prêtre qui paraît exalté. Il maudit les Prussiens qui sont responsables de l'incendie de la ville et de la guerre. Il connaît, dit-il, un sentier dans les vignes qui permet d'atteindre le sommet du Landgrafenberg.
Napoléon félicite le prêtre. Il a la conviction que le destin lui fait un signe.
Il entraîne le maréchal Lannes et son état-major dans les vignes.
Le sentier est escarpé, étroit, d'une pente raide comme le toit d'une maison, lance un grenadier de la Garde qui accompagne les officiers. Mais, arrivé au sommet, Napoléon découvre un petit plateau rocailleux qui domine la plaine de Weimar où l'on aperçoit les feux de camp de l'armée prussienne.
Napoléon fait quelques pas. C'est là, sur ce plateau, qu'il concentrera ses troupes. Tout, canons compris, doit rejoindre le sommet du Landgrafenberg.
En redescendant à grands pas vers la ville alors que la nuit tombe, Napoléon donne ses ordres. Les bataillons travailleront à tour de rôle pendant une heure pour élargir le sentier. Qu'on distribue à chaque soldat des outils de pionnier. Puis ils gagneront le plateau, laissant la place à d'autres, et cela jusqu'à ce que les corps de Lannes, Soult, Augereau et la Garde à pied du maréchal Lefebvre aient pris position sur le plateau.