Il s'arrête plusieurs fois. Il faudra creuser là, ici, indique-t-il.
L'artillerie, avec ses caissons, doit passer, elle aussi. Il regarde les officiers qui l'entourent. Ils baissent les yeux. Ils approuvent.
Il descend seul, laissant son état-major prendre les dispositions pour mettre en œuvre ses ordres. Il fait nuit. Des sentinelles françaises situées aux abords de la ville ouvrent le feu sur lui. Il continue d'avancer, indifférent, comme s'il était sûr de ne pas pouvoir être atteint. Et il se sent en effet invulnérable, protégé, conduit à la victoire.
Il ne restera pas au château. Il veut que son bivouac soit établi sur le Landgrafenberg, afin de coucher au milieu de ses soldats.
Il s'attarde à regarder ses cartes, puis il gagne son bivouac.
Ses maréchaux l'attendent pour le dîner auquel il les a conviés. Un petit feu brûle dans un foyer creusé dans la terre. L'ordre est de ne faire que trois feux par compagnie de deux cent vingt hommes. Et Napoléon s'est plié à la consigne. Mais la table est mise dans la cabane qu'ont aménagée les grenadiers avec des paillassons pour toiture. Le lit de fer est installé, avec les malles, les lampes à huile, quelques livres et les cartes sur une autre table.
Roustam sert du vin d'Iéna pour accompagner les pommes de terre au beurre et les viandes froides. Puis, un à un, les maréchaux s'endorment, écrasés de fatigue, autour de l'Empereur qui semble sommeiller.
Il se réveille. Tout le monde dort. Il sort. L'obscurité, à quelques étincelles près, est totale. Les soldats ont caché leurs feux. L'ennemi est proche. L'espace sur le plateau est si réduit que l'on ne peut faire un pas sans toucher un homme.
Napoléon avance à pas lents, reste debout dans la nuit, près des bivouacs des grenadiers.
Il aime se mêler ainsi, sans être reconnu, à ses soldats. Il aime être l'Empereur, seul, incognito. Il écoute les plaisanteries, les récits. Il aime aussi qu'on le reconnaisse tout à coup, qu'on se trouble, qu'on le salue avec déférence et vénération. Il s'éloigne alors.
Caulaincourt le rejoint, le presse de rentrer à son bivouac. Il y a danger à rester ainsi exposé au feu, seul. Mais Napoléon ne rentre pas à son bivouac. Il veut tout voir, tout revoir.
À la guerre, il le sait, on ne délègue pas. « Le chef seul comprend l'importance de certaines choses ; et il peut seul, par sa volonté et ses lumières supérieures, vaincre et surmonter toutes les difficultés. »
Il marche dans l'obscurité. Où sont les pièces de canon ? demande-t-il. Les hommes sont entassés sur le plateau, mais il ne distingue aucun caisson d'artillerie. Il se précipite. Ce sont les circonstances imprévues qui décident souvent du sort d'une bataille.
Au bas de la pente du Landgrafenberg, il aperçoit toute l'artillerie du maréchal Lannes bloquée dans une ravine trop étroite. Les fusées des essieux sont coincées entre les rochers. Il y a là près de deux cents voitures immobilisées.
La colère le submerge. Où est le général commandant ce corps ? On ne le trouve pas. Napoléon s'avance, se fait donner un falot, éclaire les parois, puis, d'une voix calme et claire, il ordonne qu'on distribue les outils, qu'on attaque la roche. Et, cependant que les artilleurs commencent à frapper la pierre, il tient la torche, va de l'un à l'autre, ne quitte la ravine que lorsque la première voiture s'ébranle, suivie par une pièce d'artillerie attelée à douze chevaux.
Il est calme lorsqu'il regagne son bivouac. Les grenadiers qu'il croise reviennent d'Iéna, où on les a autorisés à aller chercher des vivres. Ils ont trouvé du vin en abondance. Il les entend trinquer « à la santé du roi de Prusse ». Mais ils le font à mi-voix. L'ennemi est proche, ne se doutant pas de cette masse d'hommes concentrée sur ce plateau réputé inaccessible.
Napoléon regarde une dernière fois les cartes, distribue les consignes. Il donnera lui-même le signal de l'attaque qui aura lieu au lever du jour.
À minuit, il entre dans sa tente. Il est serein. Il ferme les yeux. Il s'endort.
À 3 heures du matin, il est debout. Le sol est recouvert par une gelée blanche. Le brouillard épais recouvre les collines, les vallées et le plateau. À 6 heures, le jour n'est pas encore levé.
Il est plus sûr de lui qu'à Austerlitz. Il passe à cheval devant les lignes, lance quelques mots aux soldats qui crient « marchons, marchons », « en avant ».
Napoléon tire sur les rênes, s'arrête.
- Qu'est-ce ? lance-t-il. Ça ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui peut vouloir préjuger de ce que je dois faire ! Qu'il attende qu'il ait commandé dans trente batailles rangées, avant de prétendre donner des avis ?
Il galope. Il est partout, sous le feu des canons prussiens qui ont commencé à tirer dès 6 heures du matin. Mais le prince de Hohenlohe n'imagine pas que les Français sont si proches de ses lignes, sur le Landgrafenberg, et les boulets de ses canonniers s'en vont frapper loin à l'arrière.
Mais ils sifflent au-dessus de Napoléon, comme bientôt les balles, quand, vers 9 heures, l'attaque se déclenche partout.
Il ne craint pas pour sa vie, tant de fois exposée. Il voit les hommes s'abattre autour de lui. Les soldats prussiens avancent en lignes serrées, comme des automates qui tout à coup tombent, désarticulés. Des blessés hurlent : « Vive l'Empereur ! » Il les regarde à peine. Il sait, depuis les premiers hommes qu'il a vus mourir autour de lui, que « celui qui ne voit pas d'un œil sec un champ de bataille fait tuer des hommes bien inutilement ».
Il a l'œil sec.
Il observe ces centaines de milliers d'hommes, ces sept cents pièces de canons qui sèment partout la mort. Il jouit de ce qui est pour lui l'un des « spectacles rares dans l'histoire ». Il voit les colonnes précédées de tirailleurs s'avancer, musique en tête, comme à la parade.
À 2 heures de l'après-midi, le sort de la bataille est joué. L'armée prussienne n'est plus qu'un fleuve de fuyards qui coule vers Weimar.
Napoléon se tient à cheval sur le plateau jusqu'à 3 heures. Il écoute les rapports des aides de camp. Des boulets tombent au milieu de l'état-major.
- Il est inutile de se faire tuer à la fin d'une victoire, dit Napoléon à Ségur, qui vient d'apporter un message du maréchal Lannes. Mettons pied à terre.
Il rentre à Iéna. La ville est éclairée par les incendies qu'ont allumés les boulets prussiens. Il passe devant l'église. Il entend les cris des blessés qui sont entassés dans le bâtiment mais dont le nombre est si grand qu'ils sont là, sanglants, sur le parvis, dans les rues.
Il a l'œil sec.
Il dort quelques minutes dans une auberge où Caulaincourt a fait installer le lit au coin d'une vaste salle, mais les aides de camp le réveillent. Ségur rapporte que la reine de Prusse a failli être capturée. Napoléon se lève.
- C'est elle qui est la cause de la guerre, dit-il.
Puis un aide de camp lui indique que Davout a remporté à Auerstedt une victoire totale sur les Prussiens commandés par le roi Frédéric-Guillaume et le duc de Brunswick. Ce dernier a été grièvement blessé.
Napoléon s'enquiert des conditions de la bataille. Il devient sombre. Il devine que Bernadotte, loin d'aider Davout comme il l'aurait dû, n'a pas participé au combat.
- Ce Gascon n'en fera jamais d'autres ! s'exclame Napoléon.
Il marche dans la salle. Il faudrait faire fusiller Bernadotte. Mais c'est le mari de Désirée Clary, le beau-frère de Joseph.
Il dicte une lettre à Bernadotte : « Je n'ai pas l'habitude de récriminer sur le passé puisqu'il est sans remède. Mais votre corps d'armée ne s'est pas trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu être très funeste... Tout cela est certainement très malheureux. »
Petitesse des hommes. Bernadotte n'a pas voulu favoriser la victoire de Davout, qui mérite d'être fait duc d'Auerstedt. Je me souviendrai de ces deux hommes-là.