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Il est 3 heures du matin le 15 octobre. Napoléon s'assied et, sur le rebord d'une caisse, à la lueur d'un lumignon, il écrit à Joséphine.

« Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient cent cinquante mille hommes, j'ai fait vingt mille prisonniers, pris cent pièces de canons et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse. J'ai manqué de le prendre ainsi que la reine.

« Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille.

« Adieu, ma bonne amie ; porte-toi bien et aime-moi.

« Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu'à Napoléon et au petit1.

« Napoléon »

Il sort dans les rues d'Iéna, monte dans une calèche découverte.

Qu'on le conduise à Weimar.

La route est encombrée de troupes. Les champs sur les bas-côtés sont couverts de morts et de blessés. Il dit à Berthier qu'« il faut donner tête baissée sur tout ce qui voudra résister ».

Il se penche, fait arrêter la voiture, descend, s'approche d'un groupe de blessés. Ils sont couverts de sang. Certains se redressent, crient d'une voix étouffée : « Vive l'Empereur ! »

Il s'enquiert de leurs noms, de leur unité. Il leur fera donner des Légions d'honneur.

Il s'éloigne, remonte dans la calèche.

- Vaincre n'est rien, murmure-t-il, il faut profiter du succès.

À Weimar, il s'installe pour quelques heures dans le palais ducal.

Il est heureux. On annonce l'arrivée d'un envoyé du roi de Prusse, un aide de camp qui réclame un armistice.

Napoléon l'écoute, répond : « Toute suspension d'armes qui donnerait le temps d'arriver aux armées russes serait trop contraire à mes intérêts pour que, quel que soit le désir que j'ai d'épargner des maux et des victimes à l'humanité, je puisse y souscrire. Mais je ne crains point les armées russes, ce n'est plus qu'un nuage ; je les ai vues la campagne passée. Mais Votre Majesté aura à s'en plaindre plus que moi... »

Les Russes ! Il se sent plus que jamais invincible, si sûr de lui, si confiant dans son intuition. Le maréchal Lannes lui écrit que les soldats, en écoutant sa proclamation qui célèbre les victoires d'Iéna et d'Auerstedt, ont crié : « Vive l'Empereur d'Occident ! » « Il est impossible de dire à Votre Majesté combien ces braves l'adorent, vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de sa maîtresse qu'ils l'ont été de Votre personne. »

Il écoute Lannes. Il aime ses soldats pour l'amour qu'ils lui portent, et le dit dans la proclamation qu'il écrit.

C'est maintenant Davout qui s'avance, qui répète que son sang appartient à l'Empereur. « Je le verserai avec plaisir dans toutes les occasions et ma récompense sera de mériter votre estime et votre bienveillance. »

Il reçoit ces mots comme des trophées. N'est-ce pas justice qu'on l'admire, qu'on l'aime ? N'a-t-il pas conçu cette victoire ? À 5 heures du soir, ce 16 octobre, à Weimar, il écrit à nouveau à Joséphine. « M. Talleyrand t'aura montré le bulletin, ma bonne amie ; tu y auras vu mes succès. Tout a été comme je l'avais calculé et jamais une armée n'a été plus battue et plus entièrement perdue. »

Il avait prévu cela. Et il est le seul à posséder ce talent, ce génie.

« Il me reste à te dire, poursuit-il, que je me porte bien, et que la fatigue, le bivouac, les veilles m'ont engraissé.

« Adieu, ma bonne amie, mille choses aimables à Hortense, au grand Napoléon.

« Tout à toi.

« Napoléon »

- Il faut les poursuivre l'épée dans les reins, dit-il dès qu'il retrouve ses maréchaux.

Il s'installe à Halle, gagne Wittenberg où il reçoit Lucchesini, l'envoyé du roi de Prusse, pour négocier.

- Le roi me paraît tout à fait décidé à s'arranger, dit Napoléon à Berthier, mais cela ne m'empêchera pas d'aller à Berlin, où je pense que je serai dans quatre ou cinq jours.

Ils ont voulu la guerre ! Qu'ils paient. C'est la loi du vainqueur. Il faut qu'ils la subissent.

Cent cinquante millions de francs de contribution pour les États allemands. Fermeture de l'université de Halle. « S'il se trouve demain des étudiants en ville, ils seront mis en prison pour prévenir le résultat du mauvais esprit qu'on a inculqué à cette jeunesse. »

Il interpelle le général Savary. Se souvient-il de la bataille de Rossbach, là où Frédéric II, en 1757, défit de manière éclatante l'armée française de Soubise ?

- Vous devez trouver à une demi-lieue d'ici la colonne que les Prussiens ont élevée en mémoire à cet événement.

Au pied du monument que Savary a découvert dans un champ de blé, Napoléon reste longuement à lire les inscriptions qui célèbrent la gloire de Frédéric II.

Je suis là. Quarante-neuf ans sont passés, et j'efface la défaite française et la victoire du grand Frédéric.

Il donne à Berthier ses consignes.

- Beaucoup de formes, beaucoup de procédés, beaucoup d'honnêteté, mais en réalité s'emparer de tout, surtout des moyens de guerre...

C'est la loi du vainqueur.

Il quitte Wittenberg, mais sur la route une averse de grêle l'oblige à se réfugier dans une maison de chasse. Les pièces sont obscures. L'orage tonne. Il fait froid. Le feu tire mal, enfume les pièces. Tout à coup, une voix. Une femme s'avance vers Napoléon, qui est entouré de ses officiers. Elle est égyptienne, veuve d'un officier français de l'armée d'Égypte. Elle s'incline. L'Empereur l'écoute, lui accorde une pension pour elle et son enfant.

Puis il s'isole devant la fenêtre.

Il y a si peu d'années entre l'Égypte et cette Saxe - à peine huit années ! Et cependant c'est comme si l'époque où il bivouaquait au pied des pyramides appartenait à une autre vie ! Tant de choses depuis. Et cette femme si jeune, qui fait resurgir le passé.

Il a soudain le sentiment d'être étranger à sa propre vie, de la voir se dérouler en dehors de lui comme s'il en était à la fois l'acteur et le spectateur.

Il reste longuement ainsi, attendant la fin de l'orage. Il se retourne. Il voit l'Égyptienne qui le contemple.

Rien n'est impossible. Le plus extraordinaire peut survenir. Il est ici. Demain il sera à Potsdam, dans le château de Sans-Souci, la résidence royale du grand Frédéric, ce souverain dont, jeune lieutenant, il admirait le génie et dont la gloire le fascinait.

Le vendredi 24 octobre 1806, il entre dans la cour du château de Sans-Souci. Il marche à pas lents, les mains derrière le dos, puis il se fait conduire à l'appartement de Frédéric II.

C'était donc ici.

Il ouvre les livres, dont beaucoup sont français. Il s'attarde aux notes écrites dans les marges.

Le souverain, comme lui, griffonnait sur ses ouvrages.

Napoléon fait le tour des pièces, descend sur la terrasse, regarde la plaine sablonneuse où le créateur de l'armée prussienne passait ses troupes en revue. Napoléon rentre dans l'appartement, prend l'épée, la ceinture et le grand cordon du roi. Il désigne les drapeaux de la Garde royale, ceux de la bataille de Rossbach.

- Je les donnerai au gouverneur des Invalides, qui les gardera comme témoignage des victoires de la Grande Armée et de la vengeance qu'elle a tirée des désastres de Rossbach.

Peut-être n'a-t-il jamais éprouvé de plus grande satisfaction, peut-être ne s'est-il jamais autant qu'à cet instant senti l'Empereur des rois, le conquérant.

Il choisit de dormir dans l'appartement qu'avait occupé, en novembre 1805, le tsar Alexandre.

Il regarde depuis la fenêtre les soldats de la garde impériale qui bivouaquent sous les arbres du parc. Le ciel est limpide. Il le fixe longuement. Il se souvient des nuits étoilées d'Égypte, des pyramides. Il est envahi par une sorte d'ivresse.