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Il appelle Caulaincourt. Demain il passera en revue la garde impériale, dit-il. Puis, avant de s'endormir, il songe que « le plus grand péril se trouve au moment de la victoire », quand on se laisse griser, qu'on oublie qu'une fois un ennemi terrassé d'autres surgissent. Il y a la Russie, l'Angleterre, l'Autriche, même.

Dès demain il se préoccupera de renforcer l'armée, de préparer un décret pour lever la conscription de 1807, de faire diriger vers les unités des élèves de Polytechnique et de Saint-Cyr, de demander à Eugène et à Joseph d'envoyer des régiments d'Italie, de Naples. La guerre est dévoreuse d'hommes.

Il dit, le lendemain matin, en passant la revue de sa Garde, qu'« il faut que cette guerre soit la dernière », mais, lorsqu'il dicte sa proclamation aux troupes, il conclut : « Soldats, les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons à leur rencontre, nous leur épargnerons la moitié du chemin. Ils trouveront Austerlitz au milieu de la Prusse... Nos routes et nos frontières sont remplies de conscrits qui brûlent de marcher sur nos traces... »

Il se doit de prononcer ces paroles, puisque en effet les Russes avancent et qu'il faudra encore se battre.

Le matin du dimanche 26 octobre, il se dirige lentement vers la petite église de Potsdam où se trouve le tombeau de Frédéric II. Il s'arrête devant le cercueil cerclé de cuivre. Duroc, Berthier, Ségur, quelques officiers se tiennent derrière lui.

Il oublie ceux qui l'entourent.

Il communie avec ces hommes qui, tel Frédéric II, constituent la grande chaîne des conquérants, ceux que Plutarque, dont il fut le lecteur, appelle Les Hommes illustres.

Il est l'un d'eux. Leur vainqueur en ce siècle.

Il reste longtemps immobile devant le tombeau.

Pendant que les troupes de Davout entrent le 26 octobre 1806 dans Berlin, que celles de Murat marchent vers Stettin, Napoléon, après avoir reçu des mains du prince Hatzfeld les clés de Berlin, se dirige vers le château de Charlottenburg, dans les environs de la capitale de la Prusse.

La pluie tombe. Les chemins sont détrempés. Il s'égare, perd son escorte, se retrouve seul dans la campagne battue par l'averse.

Devant la porte du château, il aperçoit Ségur qui tente en vain d'ouvrir la porte.

- Pourquoi n'avez-vous disposé aucune troupe sur mon passage ? crie-t-il. Pourquoi êtes-vous sans aucune garde ?

La porte cède enfin. Le château est vide. Napoléon découvre les appartements de la reine Louise, et, dans une coiffeuse, les lettres de la souveraine.

Il les feuillette. Il rit.

Il a le sentiment d'avoir conquis cette femme.

1- Napoléon-Charles, le « Napoléon » de cette lettre, fils d'Hortense et Louis Bonaparte, est né en 1802. Il mourra en 1807. Le « petit » est son frère Napoléon-Louis, né en 1804, mort en 1831. Le dernier fils du ménage sera Charles-Louis, né en 1808 et mort en 1873, le futur Napoléon III. Un demi-frère né de la liaison entre la reine Hortense et Flahaut est né en 1811. Il portera le titre de duc de Morny et mourra en 1865.

4.

Il a peu dormi. Ce lundi 27 octobre 1806, il voit, dans la cour du château de Charlottenburg, les chasseurs de la Garde qui commencent à se rassembler. Ils lui serviront d'escorte pour son entrée dans Berlin, aujourd'hui.

Il veut une parade militaire qui frappe les esprits. Un véritable triomphe. Déjà il a exigé que les gendarmes nobles prussiens, qui avaient aiguisé leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France, traversent Berlin, prisonniers entre deux colonnes de soldats français, afin qu'on les punisse de leur jactance !

Hier soir, il a dit à Daru, l'intendant général de la Grande Armée, qu'il fallait s'emparer de tout l'argent qu'on trouverait à Berlin afin de le verser dans les caisses du payeur de l'armée.

- Mon intention est que Berlin me fournisse abondamment tout ce qui est nécessaire pour mon armée, a-t-il poursuivi, pour que mes soldats soient dans l'abondance de tout.

Puis il a entraîné Daru dans les appartements de la reine Louise. Il a montré les papiers qu'elle avait laissés. Ce n'était pas, comme il l'avait imaginé un instant, une correspondance amoureuse, mais des pièces montrant la détermination de la reine à déclencher la guerre.

- Contre moi, Daru, contre nous.

Elle appelle Napoléon Noppel, et son perroquet prononce Moppel, ce qui signifie en argot berlinois : « petit roquet vantard ». Elle écrit cela.

Il a même trouvé dans ses papiers un rapport de Dumouriez, oui, le vainqueur de Brunswick à Valmy, sur la tactique à employer pour battre les troupes françaises.

- Malheureux les princes qui laissent prendre aux femmes de l'influence sur les affaires politiques ! s'est exclamé Napoléon.

Ce lundi, il fera beau.

Il regarde les régiments se former. Ces hommes espèrent en avoir fini avec les marches, les bivouacs, les combats. Ils ont échappé à la mort. Ils rêvent de paix. Ils ne savent pas que la paix se conquiert. Les Prussiens attendent les Russes qui avancent, dont les rapports précisent qu'ils ont traversé la Vistule, qu'ils sont entrés dans Varsovie. Faut-il aider les Polonais qui veulent leur indépendance ? Mais qu'est-ce que vouloir ? Napoléon l'a dit à Dombrowski, ce Polonais qui voudrait que la France fasse renaître son pays : « Je verrai si vous méritez d'être une nation. » « Si la Pologne fournit quarante bons mille hommes de troupe sur lesquels on puisse compter comme si l'on avait un corps de quarante mille hommes de troupes réglées », alors c'est que les Polonais voudront vraiment leur indépendance. Sinon...

Et aider les Polonais, c'est ouvrir la boîte de Pandore : la guerre à n'en jamais finir avec les Russes et sans doute les Autrichiens. Et derrière eux, l'Angleterre, l'âme damnée des coalitions, le banquier des puissances, celle qu'il faut briser si l'on veut un jour obtenir la paix.

On annonce l'arrivée du général Zastrow, qui demande une audience de la part de Frédéric-Guillaume. Le roi de Prusse sollicite un armistice et l'ouverture de négociations.

- Les Russes sont-ils déjà sur le territoire prussien ? répond Napoléon.

- Il se peut que leurs têtes de colonne, en ce moment, franchissent la frontière, répond le général Zastrow en s'inclinant. Le roi n'attend pour leur faire rebrousser chemin qu'une parole rassurante.

Napoléon lui tourne le dos.

- Oh, si les Russes viennent, dit-il, je marche contre eux et je veux les battre.

Il faut quelques pas, revient vers Zastrow.

- Mais les négociations peuvent continuer, ajoute-t-il. Duroc, le grand maréchal du palais, en est chargé.

Mais d'abord, l'entrée dans Berlin. Il faut que ces Prussiens découvrent la force de la Grande Armée.

À 15 heures, Napoléon caracole sur Unter den Linden. Il est seul au milieu du défilé, petit homme en tenue verte de colonel des chasseurs de la Garde, coiffé de son chapeau corné, de sa « cocarde à un sou », comme disent les grenadiers. Il ne porte, comme décoration, que le cordon de la Légion d'honneur. Derrière lui se tient son mameluk, Roustam, et à quelques longueurs encore son état-major, les officiers de la maison impériale, Duroc, Caulaincourt, Clarke, les aides de camp, Lemarois, Mouton, Savary, Rapp, et puis les maréchaux, Berthier, Davout, Augereau.

Lefebvre et la Garde à pied précèdent l'Empereur, puis, après les officiers, viennent les chasseurs de sa Garde.

Napoléon voit tout cela, qu'il a voulu : les fanfares, les mameluks, vingt mille hommes, et ces grenadiers immenses avec leurs bonnets à poil. Et il voit la foule massée sur les côtés d'Unter den Linden. Il galope autour de la statue de Frédéric II, le chapeau levé. Il est l'Empereur vainqueur.