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« Adieu, mon amie ; tu peux actuellement aller, si tu veux, à Darmstadt, à Francfort, cela te dissipera.

« Mille choses à Hortense.

« Napoléon »

Il appelle Caulaincourt, le grand écuyer. Il va quitter Berlin, dit-il, se rapprocher des troupes. Qu'on prépare les relais pour les chevaux.

Puis il se fait apporter les dépêches, les journaux publiés à Paris. Il s'emporte, les jette sur le sol. Il appelle son secrétaire, dicte une lettre pour le ministre de l'Intérieur.

« Monsieur Champagny, j'ai lu de bien mauvais vers chantés à l'Opéra. Prend-on donc à tâche, en France, de dégrader les Lettres ?.. Défendez qu'il ne soit rien chanté à l'Opéra qui ne soit digne de ce grand spectacle. Il y avait une circonstance bien naturelle, c'était de faire quelques beaux chants pour le 2 décembre. La littérature étant votre département, je pense qu'il faudrait vous en occuper car, en vérité, ce qui a été chanté à l'Opéra est par trop déshonorant. »

Le 25 novembre 1806, Napoléon quitte Berlin. Il est 3 heures. Il rejoint la Grande Armée, qui avance vers Varsovie à la rencontre des armées du tsar de Russie.

Deuxième partie

Quand le cœur parle,

 la gloire n'a plus d'illusions

26 novembre 1806 - 27 juillet 1807

5.

Il pleut. Il neige. Il gèle.

Depuis que Napoléon a quitté Berlin, l'averse déferle et la route et les champs sont couverts de boue. La berline avance lentement, les roues prises dans ce magma noir.

Les soldats que la voiture dépasse et qui marchent sur les bas-côtés ne lèvent même pas la tête.

Napoléon voit certains de ces grenadiers, leur fusil en bandoulière, prendre à deux mains leurs mollets pour arracher leurs pieds de la boue qui les retient, les aspire, et, alors que la voiture est immobilisée, il aperçoit des soldats pieds nus, leurs jambes enveloppées dans cette gangue glacée et gluante. Les brodequins sont restés collés à la boue.

Dans la berline même il écrit à Daru, l'intendant général de la Grande Armée. « Des souliers ! des souliers ! portez votre plus grande attention à ce sujet. Et si l'on ne peut avoir de souliers, qu'on prenne du cuir avec lequel nos soldats sont assez industrieux pour se raccommoder leurs vieux souliers. »

Il a froid.

Cette sensation désagréable de ne pouvoir se réchauffer l'a saisi dès qu'il s'est éloigné de Berlin, que la voiture a commencé de rouler dans ces plaines qui se confondent avec le ciel. Le jour dure moins de trois heures. Les villages polonais aperçus après la traversée de l'Oder ne sont composés que de masures, dont certaines ont le toit recouvert de paille. Et Napoléon a vu des chasseurs de sa Garde qui nourrissaient leurs chevaux avec cette paille des toits.

Ses aides de camp ont été incapables de lui dire où se trouve l'armée russe du général Bennigsen. Il a la conviction qu'elle recule, qu'elle refuse le combat. Elle a abandonné Varsovie, et Murat a pu pénétrer le 28 novembre dans la capitale polonaise, au milieu d'une foule en délire.

Napoléon lit son rapport. Murat s'imagine déjà roi de Pologne, laisse entendre qu'il est l'homme qui convient à ce peuple héroïque.

Il faut dégriser Murat, lui rappeler que, s'il doit attribuer des places aux patriotes polonais, « il ne doit point calculer arithmétiquement le rétablissement de la Pologne ».

Napoléon l'a déjà dit souvent en recevant des Polonais : « Votre sort est entre vos mains... mais ce que j'ai fait est moitié pour vous, moitié pour moi. »

Mais plus il avance dans ce pays, plus il découvre cette terre boueuse, ces marécages où l'on s'enlise, ces chemins à peine tracés, cette pauvreté des villages et même des forteresses, construites en bois, et plus ses réticences s'affirment. Peut-on faire confiance aux Polonais ?

- Je suis vieux dans la connaissance des hommes, explique-t-il à Murat. Ma grandeur n'est pas fondée sur le secours de quelques milliers de Polonais. C'est à eux de profiter avec enthousiasme de la circonstance actuelle ; ce n'est pas à moi de faire le premier pas.

Il est arrivé à Kustrin. Il loge dans une salle de la petite forteresse qui se trouve au confluent de l'Oder et de la Warta. Malgré le feu intense qui brûle dans la cheminée et que Constant entretient, il continue d'avoir froid. Il se fait apporter un verre de chambertin. Il prend une prise. Il enfonce la main droite dans son gilet, tente de l'y réchauffer. Puis il se couche quelques heures. Il dort mal. Lorsqu'il se réveille, il prend aussitôt la plume, comme pour se dégourdir l'esprit et les doigts.

« Il est 2 heures du matin, écrit-il à Joséphine. Je viens de me lever, c'est l'usage de la guerre. »

Il veut rejoindre au plus vite Posen, une ville sur la Warta, où il sera plus proche des troupes, et où il pourra décider soit de se diriger vers Dantzig et Königsberg en descendant ainsi le cours de la Vistule, et pourquoi pas d'aller plus vers le nord, vers le Niémen, ce fleuve qui sert de frontière à la Russie, soit au contraire de remonter le cours de la Vistule jusqu'à Varsovie, où se trouve déjà Murat, qu'a rejoint le maréchal Davout.

Cela dépendra de la position des armées russes.

Il harcèle les aides de camp, les maréchaux. Où sont les troupes de Bennigsen ? Il semble que, dans ce pays sans limites, les armées russes soient insaisissables. Ont-elles réellement choisi de reculer, ou bien se concentrent-elles au nord de Varsovie, le long de cet affluent de la Vistule qu'est le fleuve Narev ?

Cette incertitude irrite Napoléon.

Il dit sèchement à Murat, qui évoque à nouveau l'enthousiasme des Polonais et leur volonté de voir renaître leur pays dépecé, partagé entre la Prusse, l'Autriche et la Russie :

- Que les Polonais montrent une ferme résolution à se rendre indépendants, qu'ils s'engagent à soutenir le roi qui leur serait donné, et alors je verrai ce que j'aurai à faire...

Mais que Murat ne se méprenne pas. Le rétablissement d'une Pologne indépendante est un enjeu trop grave, trop lourd de conséquences, pour que Napoléon s'y résolve sur un simple mouvement de foule. Comment faire la paix avec la Russie, comment la maintenir avec l'Autriche et l'établir avec la Prusse, si la Pologne renaît ?

- Faites bien sentir, Murat, reprend-il, que je ne viens pas mendier pour un des miens, je ne manque pas de trônes à donner à ma famille.

Il ne veut pas céder non plus à cet élan de sympathie qu'il ressent quand, à son entrée à Posen, le jeudi 27 novembre à 22 heures, sous une pluie battante, il découvre les arcs de triomphe que les Polonais ont dressés dans les rues de la ville.

Le vent, glacé, secoue les lanternes accrochées aux façades. On a suspendu ici et là des inscriptions saluant le « vainqueur de Marengo », le « vainqueur d'Austerlitz ».

La foule, malgré la pluie, l'attend devant le monastère et le collège des Jésuites, de grands bâtiments accolés à l'église paroissiale, au cœur de la ville, et dans lesquels il doit résider. Il reçoit l'hommage des notables de la ville et des nobles polonais de la province.

Il les écoute. Leur enthousiasme, leur volonté peuvent devenir une carte dans son jeu. Il est ému aussi par leur conviction, leur patriotisme. Il prise tout en marchant dans la grande salle voûtée, mal éclairée, froide.

- Il n'est pas si aisé de détruire une nation, dit-il enfin en croisant les bras. Jamais la France n'a reconnu le partage de la Pologne. Je veux voir l'opinion de toute la nation. Unissez-vous...

Il s'éloigne, l'audience est terminée. Il leur lance cependant, avant de quitter la salle :