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- C'est le seul moment pour vous de redevenir une nation.

Il pleut encore les jours suivants. Il écoute certains des aides de camp et des quelques généraux qui évoquent les difficultés que rencontrent les troupes pour avancer.

Les hommes ont faim. Certains se suicident tant l'épuisement est grand. Ils ne savent où s'abriter dans ce pays de boue. Les maisons des paysans protègent à peine de la pluie et du froid. Les chevaux s'enlisent. Et on ne sait comment les nourrir. On est déjà vaincu avant de s'être battu. Et d'ailleurs on ne sait pas où se trouve l'armée russe.

Tout à coup, Napoléon laisse éclater sa colère.

- Vous seriez donc bien content d'aller pisser dans la Seine ! crie-t-il à Berthier.

Les officiers baissent les yeux. Napoléon passe et repasse devant eux, le visage courroucé. Ne comprennent-ils pas qu'il faut, si l'on veut la paix, écraser les Russes comme on a défait les Prussiens ?

Il s'enferme.

C'est le 2 décembre 1806, l'anniversaire d'Austerlitz. Si perdue dans le temps déjà, cette bataille, ce soleil perçant le brouillard ! Il faut rappeler ce jour glorieux, ce souvenir de gloire qui est la preuve de ce qu'il est capable de réussir.

Il sort de son cabinet, donne des ordres. Il veut qu'on célèbre un Te Deum à la cathédrale pour commémorer Austerlitz. Il veut qu'on lise et distribue aux soldats une proclamation.

Il la dicte.

« Soldats ! Il y a aujourd'hui un an, à cette heure même vous étiez sur le champ mémorable d'Austerlitz ; les bataillons russes épouvantés fuyaient en déroute... L'Oder, la Warta, les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison n'ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravé, tout surmonté ; tout a fui à notre approche... L'aigle française plane sur la Vistule. »

Les mots le grisent. Il évoque la paix générale pour laquelle il faut encore se battre. Mais il faut vaincre d'abord.

« Qui donnerait aux Russes le droit d'espérer de balancer les destins ? Eux et nous ne sommes-nous pas les soldats d'Austerlitz ? »

Il se sent mieux, se rend au château où la noblesse de la région de Posen donne un bal en son honneur. Les femmes l'entourent. Certaines s'approchent, provocantes et séductrices. Il les fixe, les évalue, entraîne l'une d'elles à l'écart. Elle rit. Elle viendra cette nuit. C'est une conquête facile, qui ne laisse aucune trace.

Quelques heures plus tard, il écrit à Joséphine : « Je t'aime et je te désire », puis il ajoute : « Toutes ces Polonaises sont françaises... J'ai eu hier un bal de la noblesse de la province ; d'assez belles femmes, assez riches, assez mal mises, quoique à la mode de Paris. »

Et parce que Joséphine a déclaré dans une de ses lettres, en femme habile, qu'elle n'est pas jalouse, il plaisante : « Tu es donc convaincue de jalousie ; j'en suis enchanté ! Du reste tu as tort ; je ne pense à rien moins, et dans les déserts de la Pologne l'on songe peu aux belles... »

Tant de pensées l'assaillent ! Les Russes, la pluie et la boue, les blessés qu'on ne sait ni où ni comment soigner et qui pourrissent dans la boue. Les femmes aussi, bien sûr, le préoccupent, puisqu'il doit écrire à Joséphine. Et s'il lui faut mentir, peu importe. Y a-t-il d'autre vérité que celle des apparences ?

Il a aussi, à chaque instant, l'obsession de ce qui se passe en France.

Il attend chaque jour avec impatience l'arrivée des dépêches de Paris. Ce sont de jeunes auditeurs du Conseil d'État qui parcourent à bride abattue les quatre cents lieues qui séparent la capitale de Posen. Huit jours de route en ne s'arrêtant que quelques minutes aux relais.

Napoléon lit avec avidité les journaux, les rapports des ministres. Il signe des décrets que le plus souvent il dicte d'un seul jet.

Il décide ainsi, à Posen, le 2 décembre, de faire ériger un monument à la gloire de la Grande Armée, sur l'emplacement de la Madeleine. Il veut, à l'intérieur de ce monument, des tables de marbre et d'or où seront gravés les noms des combattants d'Ulm, d'Austerlitz et d'Iéna.

Il veut.

Mais, dans ces grandes salles sombres du monastère de Posen, il a parfois la certitude que sa volonté est soumise à un destin qui lui échappe. Cela le tourmente. Que peut-il vraiment ?

On lui apporte une lettre de Joséphine qui, une fois encore, parce qu'elle veut avoir l'œil sur lui, il le sait bien, demande à le rejoindre. Il n'y tient pas. Il y a ces femmes de rencontre qui le distraient. Il y a la guerre, le climat de pluie et de froid, la boue. Il y a l'incertitude de ce qui va advenir. Une bataille, mais où, mais quand ?

« Il faut donc attendre quelques jours », écrit-il. Puis il s'interrompt. Il est 6 heures du soir. Il pleut sur Posen. La nuit a une densité de boue noire.

Il reprend la plume.

« Plus on est grand et moins on doit avoir de volonté, l'on dépend des événements et des circonstances », note-t-il.

Joséphine comprendra-t-elle qu'il faut à la fois vouloir avec une force surhumaine et savoir qu'on n'est jamais le maître du jeu ? On s'y insère, on exploite les événements, mais l'échiquier peut basculer à tout instant.

« La chaleur de ta lettre me fait voir que, vous autres jolies femmes, vous ne connaissez point de barrières, continue-t-il ; ce que vous voulez doit être ; mais moi, je me déclare le plus esclave des hommes : mon maître n'a pas d'entrailles et ce maître, c'est la nature des choses.

« Adieu, mon amie,

« Napoléon »

Cette idée ne le quitte plus cependant qu'il roule vers Varsovie. La pluie glacée balaie la route dont le tracé se perd sous la boue. Les ponts sont coupés. On franchit les fleuves sur des troncs attachés l'un à l'autre.

La nuit semble ne jamais cesser.

Il faut quitter la berline, emprunter des voitures polonaises, légères mais inconfortables. Celle de Duroc verse. Le grand maréchal du palais a la clavicule brisée. On le laisse dans une maison de paysan et l'on continue sous l'averse, en essayant d'éviter les fondrières.

Voilà la nature des choses.

L'armée « grogne », ose dire Berthier. Les « grognards » se battront, que peuvent-ils faire d'autre ? répond Napoléon.

À quelques lieues de Varsovie, même la voiture légère n'avance plus, ou si lentement, s'enlisant à chaque tour de roue, que Napoléon s'impatiente. Il descend. La nuit est complète, épaissie encore par le brouillard. Il fait moins froid, mais le sol n'en est que plus spongieux. On ne touche plus jamais la terre solide. On s'enfonce dans une boue qui paraît sans fond.

Napoléon choisit un cheval. L'animal se cabre. C'est une bête rétive de relais qui peut le faire tomber à chaque pas. Peu importe. Il veut arriver à Varsovie. Les rapports des généraux lui font penser que l'armée russe est rassemblée au nord de la capitale, sur les rives du Narew. Napoléon veut livrer bataille, vite, pour en finir.

Arrivé à Varsovie le vendredi 19 alors que le brouillard recouvre toute la ville et la campagne alentour, il en repart à l'aube du mardi 23 décembre. Il veut être avec ses avant-postes. Il chevauche sous le feu des Russes, grimpe sur le toit d'une maison pour observer les mouvements de l'ennemi. Il couche dans des granges.

On cherche les Russes alors que la nuit tombe à 15 heures, que la boue empêche les charges de cavalerie. Les chevaux ne peuvent galoper. Les fantassins s'égorgent dans le brouillard. Victoires, pourtant, de Ney, de Lannes, de Davout, à Soïdau contre le dernier corps prussien, à Golymin et à Pultusk contre les Russes.

Mais comment les poursuivre ?

Napoléon s'est installé dans le château épiscopal de Pultusk.

Il a erré avec la Garde dans le brouillard et n'est arrivé sur le champ de bataille qu'à la fin des combats.

Il s'est assis dans la cheminée d'une petite pièce sombre. Il dicte une brève lettre pour Cambacérès : « Je crois la campagne finie. L'ennemi a mis entre nous des marais et des déserts. Je vais prendre mes quartiers d'hiver. »