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Il se lève, prend une prise. Il n'est pas satisfait. L'armée russe n'a pas été taillée en pièces. La pluie, la boue et le brouillard l'ont servie, mais aussi l'inaction des troupes de Bernadotte. Spectateur, comme à Auerstedt.

Il marche pour se calmer. Il va écrire à Joseph. Peut-être ce frère comprendra-t-il ?

« Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain... Nous battant ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille. Les blessés sont obligés de se retirer en traîneau en plein air pendant cinquante lieues... »

Qui comprendra ?

« Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Kamoulks, les cosaques et les peuplades du Nord qui envahirent jadis l'Empire romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur. »

Napoléon le vit, le voit.

Il répète d'une voix forte : « De l'énergie ! De l'énergie ! » Puis il ajoute plus bas : « On ne fait le bien des peuples qu'en bravant l'opinion des faibles et des ignorants. »

Il se calme, ce mercredi 31 décembre 1806.

Dans la plus grande salle du palais épiscopal de Pultusk, assis devant la cheminée, il écoute deux chanteuses accompagnées par le compositeur d'opéra Paer. Il ferme les yeux. Le plaisir est d'autant plus fort qu'il a marché tant de jours sous la mitraille avec de l'« eau jusqu'au ventre ». Il peut enfin oublier l'« horreur ».

Il rassure Joséphine ce 31 décembre : « Tu te fais des belles de la grande Pologne une idée qu'elles ne méritent pas... Adieu, mon amie, je me porte bien. »

Le courrier de France vient d'arriver.

Napoléon choisit parmi les dépêches une lettre de Fouché, qui envisage de demander à Raynouard, un auteur de théâtre, d'écrire une tragédie à la gloire de l'Empereur. Napoléon se souvient des Templiers, une pièce de Raynouard qu'il avait vue à Paris.

« Dans l'histoire moderne, écrit-il à Fouché, le ressort tragique qu'il faut employer, ce n'est pas la fatalité ou la vengeance des dieux, mais - l'expression lui revient - “la nature des choses”. C'est la politique qui conduit à des catastrophes sans des crimes réels. M. Raynouard a manqué cela dans Les Templiers. S'il eût suivi ce principe, Philippe le Bel aurait joué un beau rôle ; on l'eût plaint et on eût compris qu'il ne pouvait faire autrement. »

Lui, Napoléon, peut-il faire autrement que de continuer la guerre ? Qui le comprend ?

Il parcourt des dépêches. Tout à coup, il sursaute.

Sans commentaire, Fouché rapporte une nouvelle parvenue, dit-il simplement, au ministre de la Police générale, et qui doit intéresser l'Empereur.

Le 13 décembre 1806, dans un hôtel particulier au 29, rue de la Victoire, Louise Catherine Éléonore Denuelle de La Plaigne, née le 13 septembre 1787, rentière, divorcée le 29 avril 1806 de Jean-Honoré François Revel, lectrice de la princesse Caroline, a donné naissance à un enfant mâle. Cet enfant a été prénommé Charles, et dit le comte Léon. Le père a été déclaré absent.

Napoléon sent une chaleur lui parcourir tout le corps.

Mon fils.

Il essaie de rejeter ce qui s'est imposé à lui comme une certitude immédiate.

Mon fils.

Peut-il être sûr d'Éléonore, de cette habile et coquette intrigante que Caroline a poussée dans ses bras ?

Mais elle n'aurait pas pris le risque de le tromper à ce moment-là, au printemps 1806, alors qu'il était à Paris, qu'il la voyait presque chaque nuit aux Tuileries, qu'elle habitait l'hôtel qu'il lui avait acheté.

Ce ne pouvait être que son fils.

Il le savait bien, qu'il pouvait avoir un fils.

Il se doutait bien que Joséphine mentait. Elle ne pouvait que mentir, la vieille femme, la pauvre femme, en lui répétant qu'il ne pouvait donner naissance à un enfant.

Un fils. Ce qui manque depuis l'origine à sa construction impériale.

Il imagine un mariage avec une fille de roi.

Il imagine.

Puis il pense à Joséphine. Au divorce.

Il va vers la fenêtre. Le château de Pultusk est enveloppé par le brouillard.

Divorce, mariage, naissance. La nature des choses.

6.

Napoléon, de temps à autre, lance une phrase à Duroc. Mais, comme s'il était distrait par le paysage de la plaine morne qu'ils traversent depuis qu'ils ont quitté Pultusk, ce matin du 1er janvier 1807, il s'interrompt après quelques mots.

Il penche la tête afin de regarder le ciel bas qui annonce de nouvelles averses de neige. Il fait un nouvel effort, il dit : « Bennigsen, les troupes russes... »

Duroc l'écoute le visage tendu, prêt à graver dans sa mémoire chaque mot.

Napoléon se tait tout à coup. À quoi bon poursuivre ? Il ressent une sorte de dégoût. Pour ce pays.

Il a écrit ce matin, avant de quitter le château épiscopal, ses instructions pour l'aide de camp qu'il compte envoyer au roi de Prusse, qui refuse toujours de signer la paix. Il faut que l'officier assure à Frédéric-Guillaume que « quant à la Pologne, depuis que l'Empereur la connaît, il n'y attache plus aucun prix ».

À quoi accorde-t-il du prix ce matin ?

Il faudra encore se battre contre Bennigsen, harceler de dépêches les maréchaux Ney et Bernadotte qui sont sur ses traces, les prévenir de ne pas s'aventurer trop loin. Quand ils auront ferré Bennigsen, Napoléon a l'intention de remonter vers le nord, d'envelopper les Russes et de les détruire enfin.

Mais il ne ressent aucun élan à cette perspective. Les armées russes taillées en pièces, d'autres viendront. Jusques à quand ?

Voilà pourquoi il ne réussit pas à parler à Duroc.

S'il pouvait lui confier cette seule nouvelle qui depuis hier soir l'habite : un fils.

S'il pouvait lui dire que, durant des années, Joséphine et aussi le docteur Corvisart ont essayé de le persuader que c'était lui qui était incapable de procréer. Et ils ont réussi à le faire douter de lui-même.

Joséphine l'a même un temps convaincu que, s'il voulait un fils, il lui suffisait d'en adopter un, clandestinement, et elle aurait joué à la mère véritable.

Si elle sait qu'Éléonore Denuelle a donné naissance à un fils, et elle ne peut que l'avoir appris, elle doit rêver à cela, tout imaginer pour éviter le divorce.

Mais il est décidé à refuser les subterfuges. Il a le pouvoir d'engendrer un fils. Il en est sûr maintenant. Il tirera toutes les conséquences de ce fait.

Qui a jamais pu l'empêcher d'essayer d'aller jusqu'au bout de son pouvoir ? Et d'y parvenir ?

La voiture ralentit. On approche de Bronie.

Aux portes de la petite ville, explique Duroc, un relais a été prévu par le grand écuyer. La halte, a précisé Caulaincourt, ne doit durer que quelques minutes. L'Empereur n'aura même pas à descendre de voiture pendant qu'on changera les attelages. C'est le seul relais établi avant Varsovie, où l'on arrivera en début de soirée.

Napoléon se penche, aperçoit dans le lointain les fortifications de Bronie, puis il distingue, au fur et à mesure qu'on approche, une foule qui gesticule. On l'acclame.

Il n'éprouve aucune joie. Il pense à ce fils qu'il ne pourra reconnaître, et à celui qui devra naître un jour et qui sera son héritier aux yeux de tous.

Et à la blessure qu'il devra infliger à Joséphine, qu'il a tant aimée et qui n'est plus que cette vieille femme jalouse dont chaque lettre est remplie de soupirs et de larmes.