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La voiture s'arrête. La foule l'entoure pendant qu'on change les chevaux.

Duroc descend, se fraie un passage vers la maison de poste.

Napoléon l'aperçoit après quelques minutes, qui ressort en tenant par la main une jeune femme dont les boucles de cheveux blonds s'échappent d'un bonnet de fourrure noire. Elle paraît petite. Duroc l'entraîne vers la voiture.

La jeune femme disparaît, comme happée par la foule, et tout à coup Napoléon la voit contre la portière. Elle a un visage régulier, une peau que le froid rosit, des yeux à la fois vifs et naïfs.

Elle fixe Napoléon et il se sent aussitôt envahi par la gaieté, l'énergie. Il entend sans le voir Duroc, qui dit :

- Sire, voyez celle qui a bravé tous les dangers de la foule pour vous.

Napoléon incline la tête, avance la poitrine hors de la portière. Il a envie de toucher ce visage si frais, si neuf. Elle n'a pas plus de vingt ans.

Elle est différente de toutes.

Il veut lui parler, mais elle se dresse vers lui. Il voit son corps mince dont la taille est serrée par le manteau.

Elle parle un français roucoulant.

- Soyez le bienvenu, Sire, dit-elle, mille fois le bienvenu sur notre terre, qui vous attend pour se relever.

Elle continue durant quelques minutes, mais il ne l'écoute plus. Il voit ses yeux, sa poitrine qui palpite. Il émane d'elle une impression de douceur et d'innocence.

Il en est sûr : elle est différente de toutes celles qu'il a connues, depuis cette première femme sous les galeries du Palais-Royal jusqu'à cette rouée, Éléonore Denuelle, qui est pourtant la femme à laquelle il a fait un fils.

Un fils avec une femme comme cette Polonaise.

Il lui tend l'un des bouquets que l'on a déposés dans sa voiture, au départ de Pultusk. Il voudrait la revoir, dit-il.

La voiture commence à rouler. Il se retourne, penché. Il l'aperçoit un instant encore avant que la foule ne la masque.

Qui est-elle ? demande-t-il à Duroc.

Il reproche au grand maréchal du palais de ne pas l'avoir interrogée.

Il veut savoir tout ce qui la concerne. Il veut qu'elle soit invitée au dîner qu'il donnera demain soir à Varsovie. Il veut qu'elle soit de tous les dîners, de tous les bals.

Il veut cette femme.

Il ne parle plus. Il écoute ce qui naît en lui, qui n'est pas seulement du désir, l'envie de posséder comme il l'a tant de fois éprouvée, mais un sentiment qui mêle le besoin de dominer, de tenir cette femme entre ses bras, à une sorte d'enthousiasme, de joie. Et cela, il ne le ressentait plus depuis si longtemps, peut-être depuis ces premiers jours, quand il aimait passionnément Joséphine.

Mais il est un autre homme maintenant. Il a tant d'expérience et il n'a pas encore trente-huit ans. En cette jeune femme dont il ignore le nom, dont il ne sait pas s'il la reverra, mais il le veut, rien d'autre ne l'attire que son charme, sa jeunesse, sa fraîcheur naïve.

Elle n'a pas été la maîtresse de Barras.

Il a pensé cela et il ressent le désir de commencer quelque chose de neuf, d'autre, qui l'arrache à ce passé, à cette vieille femme à laquelle il est attaché mais qui incarne le temps des origines, qui rappelle tant de blessures.

Dès qu'il arrive au Zamek, le château royal, Napoléon, tout en parcourant les galeries, les salles du palais décorées de grands panneaux peints par Lebrun, Pillement, indique à Duroc qu'il veut durant son séjour à Varsovie recevoir toute la noblesse polonaise. Il veut qu'on organise une vie de cour : concert deux fois par semaine, réceptions, dîners, parade militaire tous les jours devant le palais, sur la place de Saxe.

Il s'arrête devant un tableau de Boucher.

- Je veux tout savoir d'elle, dit-il.

Il attend, s'interrompant de dicter ou d'examiner les cartes à chaque fois qu'il entend un pas. Voici Duroc, enfin.

Elle se nomme Marie Walewska. Son mari, Anastase Colonna Walewski, est riche, noble, apparenté aux Colonna de Rome.

- Vieux, très vieux, dit Duroc.

La famille de Marie, née Laczinska, a voulu ce mariage avec le châtelain fortuné et veuf. Mais vieux, très vieux.

Napoléon a un mouvement de mépris et d'impatience. Qu'elle soit invitée, dit-il. Puis il se penche à nouveau sur les cartes, comme s'il n'était préoccupé que de prévoir le mouvement des troupes vers le nord.

Il plante des épingles sur des villes proches de la Baltique, Eylau, Friedland, Königsberg et Tilsit. C'est là, entre ces villes et ces fleuves, la Vistule, la Passarge, le Niémen, que se jouera la dernière partie de cette campagne.

Elle est venue enfin au palais de Blacha où se trouve réunie en l'honneur de Napoléon toute la noblesse polonaise. Il la voit vêtue d'une longue robe blanche, et il devine aux regards qui pèsent sur elle et sur lui, quand il s'approche, qu'ils savent déjà tous. Mais que lui importe !

Il murmure quand il s'arrête devant elle :

- Le blanc sur le blanc ne va pas, madame.

Il marmonne des reproches. Il la sent affolée, réticente. Elle a refusé de participer au bal. Il aurait voulu la voir danser. Elle ne dit pas un mot. Et il ne supporte pas qu'elle se dérobe ainsi.

Avant même que la soirée soit terminée, il écrit d'une plume rageuse, avec ses lettres appuyées, noires :

« Je n'ai vu que vous, je n'ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l'ardeur de

« N. »

Il attend. Quelle femme lui a jamais résisté ? Elles ont voulu souvent se faire désirer pour que leur valeur monte. Elle est peut-être l'une de ces « créatures » - là ? Le soupçon l'effleure. Mais il a presque honte de le formuler. Alors il convoque Duroc, le presse. Il n'est pas d'affaire plus urgente.

Il essaie de ne pas penser à cette Marie Walewska, contre laquelle il a des bouffées de colère. Il se plonge dans ses tâches quotidiennes, met en garde le maréchal Ney qui s'avance trop au nord, risque d'offrir son flanc aux troupes russes. Ce sont elles qu'il faut encercler.

Souvent il s'arrête, fait quelques pas, prise comme à son habitude.

Cette femme-là, il ne peut s'empêcher de penser à elle à nouveau, comme si elle était cet élément de surprise excitante dont il a besoin.

Car tout le reste lui semble connu. Même la guerre qu'il mène, même les souverains qu'il affronte.

« Votre tante, la reine de Prusse, s'est si mal comportée ! écrit-il à Augusta, la fille du roi de Bavière, l'épouse d'Eugène de Beauharnais. Mais elle est aujourd'hui si malheureuse qu'il n'en faut plus parler. Annoncez-moi bientôt que nous avons un gros garçon et, si vous donnez une fille, qu'elle soit aussi aimable et bonne que vous. »

Il n'y peut rien si cette idée de naissance le hante depuis qu'il sait qu'il peut procréer.

Mais alors, Joséphine...

Elle est toujours à Mayence. Elle écrit presque chaque jour. Elle se lamente. Elle veut le rejoindre. A-t-elle deviné ce qu'il ressent ? Savait-elle depuis longtemps qu'Éléonore Denuelle était enceinte et voulait-elle être auprès de lui quand il apprendrait la nouvelle ?

Il la croit capable de cela.

« J'ai reçu ta lettre, mon amie, lui écrit-il le 3 janvier 1807. Ta douleur me touche ; mais il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu'à Varsovie ; il faut donc que les événements me permettent de me rendre à Berlin pour que je t'écrive d'y venir... Mais j'ai bien des choses à régler ici. Je serais assez de l'opinion que tu retournasses à Paris où tu es nécessaire... Je me porte bien ; il fait mauvais. Je t'aime de cœur.

« Napoléon »

Est-ce mentir que de ne dire qu'une face des choses ?

Il se sent attaché à Joséphine par les mille liens de la mémoire, mais cette complicité est devenue une vieille habitude. Joséphine est dans un coin de son cœur. Elle ne l'occupe pas tout entier, corps et âme. Elle le gêne, même. Elle représente un obstacle. Il est envahi par le désir de cette femme, Marie, qui semble inaccessible.