Il faut garder l'esprit déterminé, ne pas se laisser entamer par la gangrène du désespoir.
Napoléon appelle Murat.
- Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ? lance-t-il.
Murat donne des éperons. Les escadrons s'ébranlent. La terre tremble encore. Ils sont plus de quatre-vingts escadrons, chasseurs, dragons cuirassiers, à charger. L'attaque russe est stoppée.
Mais où sont les fantassins de Ney ?
Il faut tenir, attendre, refuser de faire donner la Garde.
Napoléon continue d'être debout dans le cimetière aux tombes retournées par les boulets et où les squelettes se mêlent aux soldats morts.
Il entend les cris de milliers de grenadiers russes qui montent à l'assaut.
Ne pas bouger. Rejeter d'un regard dédaigneux le cheval que Caulaincourt lui présente afin de lui permettre de s'éloigner.
D'une voix calme, il ordonne que le général Dorsenne place un bataillon de la Garde à cinquante pas devant lui. Et il attend que l'assaut russe vienne.
Dorsenne crie :
- Grenadiers, l'arme au bras ! La vieille Garde ne se bat qu'à la baïonnette !
Napoléon est resté les bras croisés, attendant que l'assaut russe soit brisé.
Un aide de camp qui a réussi à franchir le barrage de feu lui annonce qu'une colonne prussienne, celle de Lestocq, vient d'arriver sur le champ de bataille, qu'elle attaque déjà le maréchal Davout.
Ne rien laisser paraître de ce coup que l'on reçoit. Se tourner vers Jomini, ce Suisse féru de stratégie qui sert à l'état-major de Ney et que Napoléon s'est attaché. Il faut analyser calmement la situation, tout prévoir, même de se retirer.
- La journée a été rude, commence Napoléon. Je ne comptais l'engager qu'au milieu de la journée, n'ayant pas tous les corps sous la main, ce qui a occasionné des pertes d'hommes mémorables. Ney ne vient pas. Bernadotte est à deux marches en arrière. Eux seuls ont leurs troupes et leurs munitions intactes...
Napoléon regarde autour de lui. Les morts forment des buttes sombres que peu à peu la neige recouvre. Il baisse la voix.
- Si l'ennemi ne se retire pas à la nuit tombante, nous partirons à 10 heures du soir. Grouchy, avec deux divisions de dragons, formera l'arrière-garde, vous serez avec lui ; vous ferez des patrouilles, vous me rendrez compte promptement de ce que fait l'ennemi... Silence absolu sur cette mission.
Napoléon fait quelques pas, puis se tourne vers Jomini.
- Revenez ce soir à 8 heures chez moi recevoir votre dernière instruction. Peut-être y aura-t-il quelques changements.
Il attend encore. La nuit tombe. Quand les tirs s'espacent pour quelques minutes, il entend les cris des blessés et voit les ombres des maraudeurs qui, au risque de leur vie, fouillent les cadavres et les déshabillent.
La fatigue commence à l'écraser. Tout à coup une fusillade nourrie éclate au loin sur la gauche.
- Ney ! crie quelqu'un. Le maréchal Ney !
Il n'éprouve aucune joie, mais la fatigue s'efface. Quinze mille hommes, estime-t-il, vont prendre les Russes de flanc, les contraindre sans doute à reculer.
C'est le moment où, il le sait, il ne doit pas relâcher son attention, même si la victoire se dessine. Quelle victoire ? Tant de morts. La tristesse l'étreint. Il pense à Marie Walewska, à Joséphine. Il voudrait pouvoir écrire, échapper un instant à la cruauté, mais il se redresse, lance des ordres.
Il faut prévoir le lendemain. Bennigsen va-t-il reculer ou au contraire s'accrocher ?
Il faut penser aux blessés, exiger qu'on leur apporte des secours, qu'on les recueille, tous.
- Tous, répète-t-il.
Il faut s'assurer des distributions de pain et d'eau-de-vie. Mais il sait que rien de cela n'est organisé comme il le faudrait.
À 8 heures du soir, il donne l'ordre qu'on allume les feux de bivouac.
Il quitte le cimetière. Les morts sont partout. Il s'arrête à deux kilomètres d'Eylau, dans une petite ferme. Il s'allonge tout habillé sur un matelas, au coin du poêle. Avant de fermer les yeux, il voit ses aides de camp qui se couchent autour de lui.
Il a l'impression, quand on le réveille le lundi 9 février, vers 9 heures du matin, qu'il n'a pas dormi. Un colonel de chasseurs se tient devant lui. C'est Saint-Chamans, aide de camp de Soult.
- Qu'y a-t-il de nouveau ? demande Napoléon.
Sa voix est sourde. Il le sait. Il est las.
Saint-Chamans répond que les Russes ont commencé leur retraite.
Napoléon se lève. Il respire longuement. Il sort de la ferme. Il a vaincu.
Le ciel est bas. Il fait sombre. Des blessés se traînent sur la route, se soutenant l'un l'autre, certains s'aidant, pour marcher, de leur fusil. Ils avancent tête baissée.
Il les regarde longuement.
Avec les troupes dont il dispose, avec ces hommes accablés, il ne peut pas poursuivre l'ennemi.
Cette victoire est comme le climat de ce pays, lugubre.
Il rentre dans la ferme. Il a besoin d'écrire, de laisser s'exprimer un peu de tendresse dans cet univers de mort. Il sait que Marie Walewska a quitté Varsovie pour Vienne. Il aimerait tant qu'elle soit là, comme une source de vie.
« Ma douce amie,
« Tu auras appris plus que je ne puis t'en dire aujourd'hui sur les événements, quand tu liras cette lettre. La bataille a duré deux jours et nous sommes restés maîtres du terrain.
« Mon cœur est avec toi ; s'il dépendait de lui, tu serais citoyenne d'un pays libre. Souffres-tu comme moi de notre éloignement ? J'ai le droit de le croire ; c'est si vrai que je désire que tu retournes à Varsovie ou à ton château, tu es trop loin de moi.
« Aime-moi, ma douce Marie, et aie foi en ton
« N. »
Il plie et scelle la lettre, puis prend une autre feuille de papier. Il a aussi besoin d'écrire à Joséphine.
« Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde ; la perte de l'ennemi qui est plus considérable encore ne me console pas. Enfin je t'écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Maintenant il faut parler aux grognards, à ces hommes qui tentent de se réchauffer autour d'un feu de bivouac et dont il aperçoit les silhouettes tassées sur la neige. Jamais il n'a éprouvé un tel sentiment, presque du désespoir, en pensant à ces milliers d'hommes mutilés, broyés, ensevelis.
Il donne des ordres. Il veut retourner vers ce cimetière d'Eylau où il est resté hier, debout sous la mitraille. Il ne peut quitter ce champ de bataille où vingt généraux ont été blessés ou tués, et parmi eux les meilleurs. Il pense à d'Hautpoul, mort comme il l'avait souhaité. Combien d'hommes sont-ils tombés avec lui ? Peut-être vingt mille morts et blessés, et peut-être le double ou le triple chez les Russes ?
Il chevauche lentement sur la neige épaisse, entouré de son état-major. Les forêts de sapins qui entourent le champ de bataille ferment l'horizon, et les nuages d'un ciel noir s'accrochent à leurs cimes.
Des morts partout, des corps nus mêlés à ceux des chevaux, des blessés qui agonisent sur une neige sale, jaunie, rouge de sang. Il ne détourne pas la tête. Il tente d'éviter que les sabots de son cheval ne viennent piétiner des débris humains. Il entend ces appels déchirants qui se prolongent, aigus comme des cris d'oiseau. Des blessés se traînent vers lui, tendent leurs bras, implorent de l'aide.
On crie : « Vive l'Empereur ! » Mais il entend aussi ces voix qui lancent « Vive la paix ! », « Du pain et la paix ! », « Vive la paix et la France ! ».
La France paraît si loin.
Il arrive sur le monticule où les soldats du 14e de ligne, ceux d'Augereau, se sont fait massacrer, aveuglés par la neige. Les corps sont alignés, entassés.