- Ils sont rangés comme des moutons, dit le maréchal Bessières.
Napoléon se retourne avec vivacité. Il a les yeux rougis.
- Des lions, comme des lions, dit-il, les dents serrées.
Lorsqu'il voit que les soldats du 43e de ligne ont accroché à leurs aigles des crêpes noirs, il se dresse sur ses étriers.
- Je ne veux pas voir, jamais, mes drapeaux en deuil ! crie-t-il. Nos amis et nos braves compagnons sont morts au champ d'honneur, leur sort est à envier. Occupons-nous de les venger et non de les pleurer, car les larmes ne conviennent qu'aux femmes.
Il rentre à son cantonnement, s'installe devant le poêle, appuyé à une caisse qui lui sert de table. Il entend Caulaincourt l'interroger sur la date du départ d'Eylau et lui demander le lieu où l'on doit préparer la future résidence de l'Empereur.
Il ne sait pas. Il ne veut pas répondre. Il ne peut pas quitter cette terre qui a bu tant de sang.
Il dicte le bulletin de la Grande Armée et lance une proclamation aux troupes.
« Soldats, nous commencions à prendre un peu de repos dans nos quartiers d'hiver quand l'ennemi a attaqué le 1er corps... Les braves qui de notre côté sont restés au champ d'honneur sont morts d'une mort glorieuse : c'est la mort des vrais soldats. Leurs familles auront des droits constants à notre sollicitude et à nos bienfaits. »
Il hésite puis, la tête baissée, il reprend : « Nous allons nous approcher de la Vistule et rentrer dans nos cantonnements. » Mais ce ne sera qu'un répit. La guerre n'est pas finie. « Nous serons toujours des soldats français, et des soldats français de la Grande Armée », dit-il.
Des mots cependant lui viennent douloureusement. Il pense à « cet espace d'une lieue carrée où l'on voit neuf ou dix mille cadavres, quatre ou cinq mille chevaux tués », « ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre ».
Et, comme un remords, il ajoute en post-scriptum au cinquante-huitième bulletin de la Grande Armée : « Un père qui perd ses enfants ne goûte aucun charme de la victoire. Quand le cœur parle, la gloire même n'a plus d'illusion. »
Il veut rester à Eylau. Encore. Pour s'assurer que les Russes font bien retraite, même s'il ne peut les poursuivre, même s'il a décidé de faire lui aussi reculer la Grande Armée sur la Passarge.
Le temps change.
Deux jours après la bataille, la neige commence à fondre, et il sent cette odeur de mort des corps en décomposition qui se répand. Les blessés meurent de la gangrène.
Il veut voir les chirurgiens aux armées, l'ordonnateur chargé des fournitures au service de santé. Il les interroge. Que deviennent les blessés ? Il écoute. Il s'indigne. Il a plusieurs fois déjà tenté de renforcer ce service. Rien n'y fait. La Garde dispose seule de ses ambulances, de ses chirurgiens, tel Larrey.
Les autres corps manquent d'hommes, de matériel.
- Quelle organisation, quelle barbarie, dit Napoléon.
Il donne des ordres, se retire, écrit.
« Mon amie, je suis toujours à Eylau, dit-il à Joséphine. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n'est pas la plus belle partie de la guerre ; l'on souffre et l'âme est oppressée de voir tant de victimes. »
Il peut avouer cela à sa vieille compagne. Mais ce n'est qu'un soupir.
« Je me porte bien, reprend-il. J'ai fait ce que je voulais, et j'ai repoussé l'ennemi en faisant échouer ses projets.
« Tu dois être inquiète et cette pensée m'afflige. Toutefois, tranquillise-toi, mon amie, et sois gaie.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Le 17 février, enfin, il ordonne le repli sur la Passarge.
Il fait de petites étapes, dans cette campagne qui semble hésiter entre l'engourdissement de l'hiver et le réveil du printemps.
- La saison est bizarre, murmure-t-il à Caulaincourt.
Il gèle et dégèle en vingt-quatre heures. Mais c'est l'humidité et la boue qui peu à peu s'installent. La neige fond, les rivières débordent, envahissant les chemins où se traînent encore des blessés assoiffés, affamés.
Il prend ses cantonnements à Osterode.
« Je suis dans un mauvais village où je passerai encore bien du temps, écrit-il à Joséphine le 2 mars.
« Cela ne vaut pas la grande ville. Je te le répète, je ne me suis jamais si bien porté : tu me trouveras fort engraissé.
« Sois gaie et heureuse, c'est ma volonté.
« Adieu, mon amie, je t'embrasse de cœur.
« Tout à toi,
« Napoléon »
Il se regarde dans le miroir que lui tient Constant. Son visage est devenu rond. Il touche son ventre. Parfois, durant cette semaine passée à Eylau, il a été saisi de violentes douleurs d'estomac. Mais elles ont disparu.
« Je me porte très bien », « ma santé est fort bonne », répète-t-il à Joséphine lorsqu'il lui écrit de cette petite pièce à la cheminée qui tire mal et qu'il occupe, à Osterode, dans le vieux château d'Ordenschloss.
La bâtisse est humide. Les forêts de sapins qui l'entourent créent malgré le printemps qui revient une atmosphère de tristesse qui imprègne les journées.
Il voudrait voir Marie Walewska ici. Il lui a demandé de rentrer de Vienne. Elle est en route. Il faudra qu'elle le rejoigne, mais pas à Osterode, peut-être dans ce château de Finckenstein, que Caulaincourt a visité et qui se trouve à quelques lieues plus à l'ouest.
Mais, pour l'instant, peu importe le confort.
Il veut oublier ce qui l'entoure, cette nature morose que le réchauffement du climat n'égaie pas. Le brouillard souvent persiste toute la journée.
Il veut oublier son corps, dont la lourdeur commence à le gêner.
Mais il ne peut oublier qu'on affirme partout en Europe, et même à Paris, qu'Eylau est une défaite, que le général Bennigsen l'a emporté.
Napoléon s'indigne, rédige lui-même une relation de la bataille par un « témoin oculaire », qu'il fait éditer à Berlin et à Paris. Il corrige le chiffre des pertes. « Mille cinq cents morts et quatre mille trois cents blessés », dit-il. Quand le général Bertrand, qui prend sous la dictée ce récit et ces chiffres, relève la tête, Napoléon le fixe et, d'une voix chargée de mépris, il dit :
- C'est de cette manière que parlera l'Histoire.
Il s'éloigne, laisse Bertrand relire cette « relation de la bataille d'Eylau ».
Comment combattre le mensonge d'un Bennigsen qui prétend avoir remporté la victoire, sinon en combattant aussi pour la conquête de l'opinion ? L'esprit des hommes est un champ de bataille.
Mais il sait bien quelle est la réalité : il n'a pas détruit l'armée russe, même s'il l'a battue à Eylau. Il faudra reprendre au printemps le chemin de la guerre, jusqu'à ce que la paix soit imposée à ce roi de Prusse et à ce tsar, à cette Angleterre qui la refusent.
Et cette prochaine campagne, qui sera - il le faut - décisive, se prépare.
Il faut des hommes d'abord. Il dit à Berthier qu'il faut rallier les milliers de traînards, de maraudeurs, de fuyards qui errent dans la campagne.
« Il faut leur faire honte de leur lâcheté. »
Puis il faut des approvisionnements.
« Notre position sera belle lorsque nos vivres seront assurés, répète-t-il. Battre les Russes si j'ai du pain, c'est un enfantillage. »
Il convoque Daru, l'intendant général de la Grande Armée, qui invoque des difficultés pour l'exécution des ordres.
Que sont ces hommes-là ? Il les sent incertains. Il faut donc les secouer. Les reprendre en main.
« Il y a longtemps que je fais la guerre, Daru. Exécutez mes ordres sans les discuter... D'ailleurs, quand ce que je dis là ne conviendrait à personne, c'est ma volonté. »