La vie ?
Il y pense sans cesse, lorsqu'il est seul avec Marie, lorsqu'il se promène dans le jardin ou bien au cours de ses longues chevauchées dans la forêt, ou encore quand il reçoit avec faste l'ambassadeur de Perse Mirza Riza Khan et qu'il donne en son honneur une grande parade. Les hommes, les cavaliers, leurs tenues remises à neuf, leurs jeunes chevaux piaffant, défilent devant l'ambassadeur, les maréchaux et Napoléon.
Toutes ces vies en mouvement, et dix-huit mille cavaliers encore dont le martèlement des sabots fait trembler la terre, qui galopent devant lui, dans la plaine d'Elbing.
Combien de ces vies resteront après quelques jours de bataille, dans ce printemps de 1807 où va se dérouler l'affrontement décisif, puisque Russes et Prussiens ont conforté leur alliance à Bartenstein, le 26 avril, et que ce sont donc les armes qui trancheront ?
Dantzig, heureusement, est tombée, et avec elle la forteresse de Weichselmunde, livrant ses entrepôts, ses réserves de vin, ses milliers de fusils anglais.
Napoléon, à la nouvelle de la chute de la ville, fait aussitôt atteler les six chevaux de sa berline. Il veut aller à Dantzig, féliciter le maréchal Lefebvre.
Il le rencontre sur la route, à l'abbaye d'Oliva.
C'est l'un des moments heureux de la vie, quant on peut féliciter, gratifier.
- Bonjour, monsieur le duc, dit l'Empereur, asseyez-vous auprès de moi. Aimez-vous le chocolat de Dantzig ?
Napoléon rit devant l'incompréhension de Lefebvre, qui ne saisira que plus tard qu'il est fait duc de Dantzig, lui le roturier, l'ancien sous-officier des Gardes françaises, lui, marié à une blanchisseuse de la rue Poissonnière. Et qu'en guise de chocolat il reçoit des centaines de milliers de livres de rente.
On murmure.
Qu'ils jasent ! Un sous-officier des Gardes françaises fait duc, et une blanchisseuse faite duchesse, voilà la nouvelle noblesse ! Au mérite. Quant aux autres, les nobles d'Ancien Régime, qu'ils prennent la file.
« Moi aussi, j'ai des émigrés près de moi, dit Napoléon à son frère Louis ; mais je ne les laisse point tenir le haut du pavé. »
Mais que sait un Louis de ce qu'il faut faire et ne pas faire ?
Louis veut être aimé, être le « roi bon », adulé des Hollandais !
« L'amour qu'inspirent les rois doit être un amour mâle, mêlé d'une respectueuse crainte et d'une grande opinion d'estime, lui écrit Napoléon. Quand on dit d'un roi que c'est un bon homme, c'est un règne manqué ! »
Mais que Louis prenne garde.
« Vous pouvez faire des sottises dans votre royaume, c'est fort bien, mais je n'entends pas que vous en fassiez chez moi ! »
Or, Louis se mêle de distribuer des décorations à des citoyens français !
Est-il possible que ce frère soit à ce point aveugle ?
Et il faut le sermonner depuis Finckenstein, alors que les troupes russes de Bennigsen ont commencé de s'avancer. Tant mieux ! Elles entrent dans la nasse.
« Je serai fort aise que l'ennemi voulût nous éviter d'aller à lui. Mon projet est de me mettre en mouvement le 10 juin. J'ai fait toutes mes dispositions de magasins pour aller à sa rencontre à cette époque », dit-il au maréchal Soult.
D'ici là, il faut régler heure après heure, de l'aube à la nuit, et durant celle-ci aussi, toutes les questions que pose l'Empire, depuis la place d'un buste de D'Alembert dans les salons de l'Institut de France, jusqu'à la levée anticipée des conscrits de 1808, parce que la bataille est là qui vient.
L'enjeu est capital. Il s'agit de la paix en Europe par l'alliance avec les Russes, après les avoir vaincus. Et Napoléon, souvent, s'impatiente quand on le harcèle avec des questions ridicules, qu'il faut pourtant trancher.
Louis encore, qui se querelle sans cesse avec son épouse Hortense de Beauharnais.
Il faut aussi lui expliquer qu'on « ne traite pas une jeune femme comme on mène un régiment. Laissez-la danser tant qu'elle veut ; c'est de son âge. J'ai une femme qui a quarante ans : du champ de bataille je lui écris d'aller au bal, et vous voulez qu'une femme de vingt ans vive dans un cloître, soit comme une nourrice, toujours à laver son enfant ? ».
Il se penche vers Marie Walewska, la regarde. Elle est comme « un joli bouton de rose ». « Sois calme et heureuse », murmure-t-il.
Cette tendresse, voilà ce qu'il recherchait. Mais Louis ! Napoléon reprend la plume. « Il vous aurait fallu une femme comme j'en connais à Paris, écrit-il. Elle vous aurait joué sous jambe et vous aurait tenu à ses genoux. Ce n'est pas ma faute, je l'ai souvent dit à votre femme. »
Il est attaché à Hortense, au fils aîné de ce ménage qui porte son nom, Napoléon-Charles, qui est, s'il n'a pas de fils - mais il aura un fils, il le veut, il sait qu'il peut avoir un fils -, son héritier.
Il se souvient des premiers pas de l'enfant à la Malmaison. Il est heureux d'apprendre, le 12 mai, que Napoléon-Charles, après avoir été longuement malade, est guéri.
« Je conçois toute la peine que cela a dû faire à sa mère ; mais la rougeole est une maladie à laquelle tout le monde est sujet, écrit-il à Joséphine. J'espère qu'il a été vacciné, et qu'il sera quitte au moins de la petite vérole. »
Il se promène dans le jardin après la parade de midi.
La vie. Il veut avoir un fils. C'est une exigence de tout son être, et aussi sa volonté politique.
Il rentre. Il regarde longuement Marie Walewska. Une femme comme elle pourrait être la mère de son fils, mais il faudrait qu'elle soit à la hauteur impériale. Voilà ce qu'il veut, ce qu'il doit chercher maintenant. Si la guerre se conclut comme il l'entend, alors il pourra peut-être nouer un mariage avec une princesse russe. Pourquoi pas ?
Il rêve.
Et tout à coup, le 14 mai, cette lettre inattendue qui annonce la mort de Napoléon-Charles, victime du croup.
Napoléon se tasse. Tant de morts autour de lui. Et maintenant cet enfant. Cette mort si injuste.
Mais qu'est-ce qu'une vie ? Il écrit à Hortense, lui dit que « la vie est semée de tant d'écueils et peut être la source de tant de maux, que la mort n'est pas le plus grand de tous ».
Mais la douleur est là qui le creuse.
« Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce pauvre Napoléon ; tu peux comprendre la peine que j'éprouve, écrit-il à Joséphine. Je voudrais être près de toi, pour que tu fusses modérée et sage dans ta douleur. Tu as eu le bonheur de ne jamais perdre d'enfants ; mais c'est une des conditions et des peines attachées à notre misère humaine. Que j'apprenne que tu as été raisonnable et que tu te portes bien ! Voudrais-tu accroître ma peine ?
« Adieu, mon amie.
« Napoléon »
Misère humaine.
Il galope dans la forêt. Il répète : « Ce pauvre petit Napoléon. » Que peut-on faire ? Il dit : « C'était son destin. » Il l'écrit, puis se rebelle.
« Depuis vingt ans, il s'est manifesté une maladie appelée croup, qui enlève beaucoup d'enfants dans le nord de l'Europe, écrit-il au ministre de l'Intérieur. Nous désirons que vous proposiez un prix de 12 000 francs qui sera donné au médecin auteur du meilleur mémoire sur cette maladie et la manière de la traiter. »
Que peut-on faire d'autre ? Se lamenter contre la cruauté du destin ? À quoi bon ? Mais ni Hortense, ni Joséphine, ni Louis ne sont raisonnables.
« N'altérez pas votre santé, prenez des distractions », leur dit-il. Ignorent-ils donc ce qu'est la vie ? Ce qu'est le destin ?
Et les vivants ? Qu'en font-ils, ceux qui pleurent les morts sans fin ?