« Hortense n'est pas raisonnable et ne mérite pas qu'on l'aime puisqu'elle n'aimait que ses enfants, écrit-il à Joséphine. Tâche de te calmer ! À tout mal sans remède, il faut trouver des consolations ! »
Il ne modifie pas un seul instant l'ordre de ses journées. Chaque jour, il passe à midi les troupes en revue. Il administre l'Empire. Il dicte. Il ordonne. Il étudie les cartes.
Quand il apprend, le 5 juin, que les troupes de Bennigsen ont attaqué celles du maréchal Ney, il tressaille. Enfin ! Il interroge les aides de camp que Ney lui envoie. « Est-ce une attaque sérieuse ou n'est-ce qu'une escarmouche ? »
Il sent pourtant que l'appât a joué son rôle. Bennigsen s'avance. Et Napoléon donne à Ney l'ordre de se retirer. Que Bennigsen tombe dans le piège. On l'attaquera sur les flancs. Et, cette fois-ci, il n'en réchappera pas.
Le samedi 6 juin 1807 à 20 heures, Napoléon monte dans une calèche. Il quitte Finckenstein pour Saalfeld.
Il passe au milieu de sa Garde. Murat tient les rênes comme un cocher.
9.
À Saalfeld, dans la petite pièce de la maison basse où il doit dormir, Napoléon fait déployer les cartes. On approche les lampes. Il s'agenouille. Autour de lui, les aides de camp, les maréchaux l'observent, silencieux. Il se redresse.
« Je suis encore à deviner ce que l'ennemi a voulu faire, dit-il. Je réunis aujourd'hui à Mohrungen mes réserves d'infanterie et de cavalerie, et je vais tâcher de trouver l'ennemi et de l'engager dans une bataille générale, afin d'en finir. »
Il se retire dans ce qui va lui servir de chambre, une sorte de soupente. Il entend les galops des chevaux des officiers d'ordonnance qui apportent les nouvelles des armées en marche. Il ferme les yeux. Il va vaincre. Il le doit. Pour les morts du cimetière d'Eylau. Parce qu'il achève toujours ce qu'il a entrepris.
Et que la victoire est la seule manière d'obtenir la paix. Il est sûr de lui, la tête et le corps tout entiers tendus vers ce but. Vaincre. Il n'a qu'une inquiétude, une angoisse, même : que Bennigsen se dérobe. S'est-il suffisamment enfoncé dans la nasse pour n'en plus pouvoir sortir à temps ?
Plus rien ne compte que ces questions. Oublié, tout ce qui n'est pas la bataille qui vient.
Il est levé à l'aube. Le jour apparaît, clair. Même le temps annonce la victoire. Les routes vers Guttstadt puis Heilsberg et Eylau traversent des champs de seigle, d'avoine et de blé. Les maisons des paysans sont entourées de jardins où courent des bandes d'oies grasses. Où est passée la boue de l'hiver ? Qu'est devenue la désolation de ces champs mornes ?
Les temps lugubres sont finis. Il fait chaud. L'air est chargé des senteurs de l'herbe. Les roues des caissons d'artillerie cahotent sur des chaussées sèches et ne soulèvent qu'une poussière blanche vite retombée.
Napoléon galope en avant de son escorte. Souvent, il s'éloigne si vite que le grand écuyer et les chasseurs de sa Garde ont du mal à le rejoindre. Il est dressé sur ses éperons au sommet d'un mamelon qui domine la campagne. L'état-major l'entoure maintenant. Il demande les cartes, qu'on pose sur l'herbe. Il descend de cheval, se couche presque pour mieux étudier chaque sinuosité de terrain.
Avec le doigt, il suit le cours de l'Alle, cette rivière dont l'un des méandres, sur sa rive gauche, borde la petite localité de Friedland.
Des ordonnances confirment la nouvelle que les troupes de Bennigsen ont établi trois ponts de bateaux sur l'Aile. Elles franchissent la rivière, passent de la rive droite à la rive gauche, sur ces trois ponts et un pont de bois.
Napoléon, les mains derrière le dos, arpente le mamelon.
Est-ce le moment ? Il ne faut pas attaquer prématurément. Il faut laisser Bennigsen s'enfoncer, l'inviter à faire passer ses soldats sur la rive gauche de la rivière, lui faire croire qu'il n'a devant lui que quelques troupes, le gros de la Grande Armée marchant vers le nord, vers Königsberg. Bennigsen va imaginer pouvoir réaliser une attaque de flanc, bousculer Ney, Lannes qui est entré dans Friedland. Et, quand il sera ainsi tout entier sur la rive gauche, il faudra détruire les ponts, fermer la nasse, ne lui laisser le choix qu'entre la capitulation, la noyade et la retraite.
Napoléon pointe sur la carte le bout de sa cravache : Friedland, dit-il.
Le mercredi 10 juin, on se bat à Heilsberg. Napoléon s'emporte, exige qu'on lui communique tous les détails de la bataille. Murat a chargé, ses cavaliers ont été fauchés par la mitraille, son cheval a été tué sous lui, il a même perdu une botte, et a chargé encore.
Trop tôt, trop tôt.
Napoléon galope vers le champ de bataille. Les Russes ont reculé alors qu'ils tenaient la victoire. Napoléon marche au milieu des blessés. Il voit autour des ambulances des amoncellements de bras, de jambes, coupés, mêlés aux cadavres.
Il donne des ordres pour qu'on secoure les blessés. Puis il monte à nouveau à cheval. Il ne peut plus dormir que quelques dizaines de minutes par-ci, par-là. Mais il ne sent aucune fatigue. Est-ce que la flèche retombe quand elle a été tirée, avec toute la force et la science de l'archer, vers sa cible ?
Il est cette flèche.
Le dimanche 14 juin, Napoléon comprend que le sort en est jeté : les troupes de Bennigsen sont entassées sur la rive gauche. Les soldats de Lannes, comme ceux de Ney, se sont retirés en bon ordre, aspirant derrière eux les Russes, qui occupent Friedland.
Napoléon est sûr que plus rien ne pourra l'empêcher : Bennigsen est ferré.
Il enfourche son cheval, commence sa course vers le lieu des premiers combats, et arrive au milieu des soldats d'Oudinot.
- Où est donc l'Aile ? demande-t-il à Oudinot.
Le général tend le bras, montre la rivière large d'une cinquantaine de mètres et dont la rive est abrupte.
- Là, dit-il, derrière l'ennemi.
- Je lui mettrais bien le cul dans l'eau, dit Napoléon.
Les boulets commencent à tomber autour de Napoléon, les blessés se multiplient. Il demeure les bras croisés sous le feu. Oudinot s'approche, explique que les grenadiers menacent de cesser de se battre si l'Empereur s'expose ainsi.
Napoléon remonte à cheval, fait installer son bivouac à Posthenen, un petit village face aux troupes russes de Bagration.
Il fait donner l'artillerie et va et vient sur une butte, cinglant les hautes herbes de sa cravache.
C'est le 14 juin. Un signe.
Il se tourne vers Berthier.
- Jour de Marengo, jour de victoire, dit-il. Friedland vaudra Austerlitz, Iéna et Marengo dont je fête l'anniversaire.
Il marche rapidement. Voilà un signe du destin. Il se sent habité par une énergie joyeuse que rien ne peut briser. Quand le capitaine Marbot lui apporte un pli du maréchal Lannes, il l'interroge.
- As-tu bonne mémoire, Marbot ? Eh bien, quel anniversaire est-ce, aujourd'hui 14 juin ?
Marbot répond.
- Oui, oui, dit Napoléon, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens.
Il monte à cheval, longe les colonnes de soldats, qui crient : « Vive l'Empereur ! » et leur lance :
- C'est aujourd'hui un jour heureux, l'anniversaire de Marengo.
La journée s'avance. Il fait chaud. Il n'a toujours pas donné l'ordre de l'attaque générale. Toutes les troupes ne sont pas encore parvenues sur le champ de bataille.
Il regarde à la lunette. Les membres de l'état-major, près de lui, répètent que les troupes russes continuent de passer sur la rive gauche, et qu'elles sont si nombreuses qu'il faut sans doute attendre le lendemain pour les attaquer, quand la Grande Armée sera au complet.
Napoléon baisse sa lunette. Il sait, lui, que c'est le moment.
- Non, dit-il, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille faute.