Tout est simple maintenant. Les pensées deviennent des ordres et des actes. Il s'approche de Ney, lui saisit le bras.
- Voilà le but, dit-il.
Il montre les troupes russes et, au-delà, la ville de Friedland.
- Marchez sans y regarder autour de vous : pénétrez dans cette masse épaisse quoi qu'il pût vous en coûter ; entrez dans Friedland, prenez les ponts et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos arrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.
Ney s'élance.
Napoléon le suit des yeux.
- Cet homme est un lion, murmure-t-il.
À 17 h 30, alors que le soleil est encore haut en ce dimanche 14 juin 1807, Napoléon donne l'ordre de l'attaque. Vingt pièces de canon en place à Posthenen ouvrent le feu à son signal, et toute l'artillerie déclenche son tir. Au milieu des explosions, Napoléon entend les cris de « Vive l'Empereur ! En avant ! À Friedland ! ».
Sa pensée est devenue cette bataille.
Il désigne au général Sénarmont les ponts qu'il faut détruire. Ainsi la nasse sera close. À la lunette, il voit les Russes qui se débandent, essaient de traverser la rivière, s'y noient.
Et quand les tirs cessent, vers 22 h 30, il n'aperçoit plus dans la nuit que les maisons de Friedland qui brûlent, éclairant les morts et les blessés, les débris des caissons de l'artillerie russe.
Les cris de douleur sont souvent couverts par les cris de « Vive l'Empereur ! » que lancent les soldats quand ils voient passer Napoléon.
C'est déjà l'aube du lundi 15 juin. Napoléon parcourt les lignes. Les soldats dorment et ainsi ils ressemblent à des morts.
Il interdit qu'on les réveille pour lui présenter les armes, et il continue d'avancer, parvenant ainsi jusqu'aux monceaux de cadavres russes déchiquetés par l'artillerie, entassés les uns sur les autres, leurs corps dessinant les rangs qu'ils avaient tenté de maintenir, les chevaux éventrés révélant les positions de l'artillerie.
Il remonte lentement, entouré de son escorte, la route qui longe en direction de Wehlau la rive gauche de la vallée de l'Aile. Des corps glissent lentement sur les eaux de la rivière.
Il pleut. Il s'arrête dans le village de Peterswalde, s'installe dans une grange, commence une lettre pour Joséphine.
« Mon amie, je ne t'écris qu'un mot, car je suis bien fatigué ; voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l'anniversaire de la bataille de Marengo.
« La bataille de Friedland sera aussi célèbre et est aussi glorieuse pour mon peuple. »
Il pourrait interrompre là cette lettre. Mais il faut aussi expliquer à Joséphine afin qu'elle raconte autour d'elle.
« Toute l'armée russe mise en déroute, reprend-il, quatre-vingts pièces de canon, trente mille homme pris ou tués ; trente-cinq généraux russes tués, blessés ou pris ; la Garde russe écrasée : c'est une digne sœur de Marengo, Austerlitz, Iéna. Le Bulletin1 te dira le reste. Ma perte n'est pas considérable ; j'ai manœuvré l'ennemi avec succès.
« Sois sans inquiétude et contente.
« Adieu, mon amie ; je monte à cheval.
« Napoléon
« L'on peut donner cette nouvelle comme une notice si elle est arrivée avant le Bulletin. On peut aussi tirer le canon. Cambacérès fera la notice. »
Il étend les jambes, ferme les yeux quelques secondes.
Il a remporté la victoire. Mais que peut durablement la force ? s'interroge-t-il. La force est impuissante à organiser quoi que ce soit.
« Il n'y a que deux puissances dans le monde : le sabre et l'esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l'esprit. »
Il vient de brandir le sabre. Il a terrassé l'ennemi. Maintenant, place à l'esprit pour organiser. Il faut qu'il parle avec le tsar Alexandre. Il faut conclure la paix avec lui.
Il reste encore quelques minutes ainsi. Il est serein. Il recommence à écrire.
« Tu es pour moi, dit-il à Marie Walewska, une nouvelle sensation, une révélation perpétuelle. C'est que je t'étudie avec impartialité. C'est aussi que je connais ta vie jusqu'à ce jour. D'elle vient, chez toi, ce singulier mélange d'indépendance, de soumission, de sagesse et de légèreté qui te fait si différente de toutes. »
Il est heureux.
Le mardi 16 juin, il longe la rivière Pregel, marchant vers Tilsit. Il fait établir un pont de bateaux, puis il cherche lui-même un gué, s'engageant dans le lit de la rivière, à la tête des escadrons, levant les jambes au-dessus des fontes.
Parfois il se lance au galop. Il aime cette sensation d'indépendance, cette preuve de sa liberté capable de balayer toutes les étiquettes, toutes les prudences. Il surprend son escorte et chevauche ainsi seul plusieurs dizaines de minutes, jusqu'à une hauteur où il s'arrête, regardant cette campagne plus grise que la pluie commence à brouiller. Ses officiers, le grand écuyer Caulaincourt le rejoignent, essoufflés, inquiets. Il rit.
On lui apporte la nouvelle de la chute de Königsberg où sont entrés Murat et Soult. Tout se déroule comme il l'avait prévu.
« Königsberg, qui est une ville de quatre-vingt mille âmes, est en mon pouvoir, écrit-il à Joséphine. J'y ai trouvé bien des canons, beaucoup de magasins, et enfin plus de soixante mille fusils venant d'Angleterre.
« Adieu, mon amie ; ma santé est parfaite, quoique je sois un peu enrhumé par la pluie et le froid du bivouac.
« Sois contente et gaie.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Son esprit, en ces lendemains de bataille et de victoire, se détend et retrouve toutes ses pensées, comme si l'horizon ne se limitait plus à cet espace à conquérir, à ces armées à bousculer, mais redevenait cette scène où se meuvent les souvenirs, les personnes aimées.
Il a écrit déjà à Joséphine, à Marie. Il reprend la plume pour écrire à Hortense, car il a voulu aussi cette victoire, avec tant de détermination, peut-être parce que Napoléon-Charles était mort et qu'il fallait se prouver que l'énergie vitale ne l'avait pas abandonné, qu'il était bien capable, comme il le sentait, d'aller plus loin encore, de faire mieux qu'à Marengo ou Austerlitz, malgré la mort de cet enfant qu'il aimait.
Il écrit à Hortense ce 16 juin 1807.
« Vos peines me touchent, mais je voudrais vous savoir plus de courage. Vivre, c'est souffrir, et l'honnête homme combat toujours pour rester maître de lui. Je n'aime pas vous voir injuste envers le petit Napoléon-Louis2 et envers tous vos amis.
« Votre mère et moi avions l'espoir d'être plus que nous ne sommes dans votre cœur. J'ai remporté une grande victoire le 14 juin. Je me porte bien et vous aime beaucoup. »
À quoi bon parler de la bataille à une mère suffoquée par sa douleur, et qui n'entend rien d'autre que sa peine ? Il la comprend mais il ne peut admettre une telle soumission à sa souffrance, une telle complaisance à soi, et aussi une si grande indifférence au monde qui continue sa route malgré la mort.
Le vendredi 19 juin, il entre à Tilsit, traverse la ville. Les rues sont droites, larges, pavées de pierres disjointes sur lesquelles les chevaux butent et glissent. Il va jusqu'au bord du Niémen. Un pont brûle encore. Sur la rive droite, des cavaliers cosaques caracolent. Le fleuve est large.
Il se souvient des fleuves d'Italie, de ces ponts de Lodi et d'Arcole qu'il a franchis sous la mitraille. Il est ici au bord de ces eaux bleues qui coulent rapidement et marquent le début de cet autre grand Empire, la Russie.
Il apprend, à son retour à Tilsit, que le prince Lobanov vient d'arriver, porteur de la demande d'armistice que sollicite Bennigsen.
Napoléon veut plus que cela. Il est en position de force.
« La jactance des Russes est à bas, dit-il ; ils s'avouent vaincus ; ils ont été furieusement maltraités. Mes aigles sont arborées sur le Niémen ; l'armée n'a point souffert. »