Elle est là, attirante et vieillie, souriant les lèvres serrées pour ne pas laisser voir ses dents noircies et cariées. Elle esquisse une révérence un peu ironique mais elle s'incline cependant.
Il est le Maître.
Il faut que tous le sachent, l'acceptent. Il décide, et on doit obéir. Il se sent fort, capable de réaliser des prodiges, ceux qui feront de lui un Charlemagne de la quatrième race. Pour cela, il faut rassembler autour de lui et de ceux de sa famille les États. Faire de ses frères, de ses proches, des rois.
S'il avait un fils...
Mais il n'a pas de fils.
À l'Opéra de Munich, le 6 janvier, pendant que sur scène les chanteurs interprètent La Clémence de Titus, il ne se laisse pas séduire par la musique de Mozart. Il regarde à la dérobée Joséphine. Elle n'a pas pu lui donner ce descendant qu'il espérait tant, le fils si nécessaire pour fonder cette dynastie impériale sans laquelle son œuvre, le jour de sa disparition, s'émietterait.
Pourquoi faut-il ainsi que toujours devant lui un défi nouveau se présente, alors qu'il vient d'atteindre un sommet ?
Il se penche vers Joséphine.
Il a décidé, dit-il, de faire célébrer au plus tôt le mariage d'Eugène, le fils de Joséphine, avec Augusta, la fille du roi de Bavière. Ce sera un premier nœud dans cette toile qu'il compte tisser d'un bout à l'autre de l'Europe, comme Charlemagne. Il adoptera Eugène tout en l'excluant de la succession du trône de France. Et, plus tard, il choisira l'un ou l'autre de ses frères pour occuper les trônes d'Europe. À Naples, pourquoi pas Joseph ? Parce qu'il faut en finir avec ces Bourbons, ce roi et cette reine de Naples qui pactisent avec les Anglais. La reine de Naples Marie-Caroline, n'est-elle pas la sœur de Marie-Antoinette ? N'a-t-elle pas déclaré à l'ambassadeur de France qu'elle souhaitait que le royaume de Naples fût l'allumette qui déclencherait l'incendie qui détruirait l'Empire français ? Marie-Caroline de Naples va découvrir qu'on se brûle les doigts, à jouer avec le feu.
Napoléon se lève. Il n'attend pas la fin de l'opéra, il rentre au palais royal. Il doit agir vite. Le temps manque toujours.
Il écrit. À Eugène de Beauharnais, pour lui ordonner de se rendre d'urgence à Munich. Il arrache au roi de Bavière son consentement. Il dote sa fille avec munificence. Augusta de Bavière doit recevoir le lendemain de ses noces 50 000 florins, et il lui est promis 100 000 francs par an pour ses dépenses personnelles et un domaine de 500 000 francs à la mort de son mari.
Voici Eugène, vice-roi d'Italie, qui se présente à l'Empereur avec ses longues moustaches retroussées de colonel des chasseurs de la Garde. Napoléon lui pince l'oreille, lui donne une petite tape sur la nuque - ses marques d'affection habituelles. Il faut, dit l'Empereur, couper ces moustaches trop longues pour plaire à Augusta. Cela aussi, c'est un ordre.
Il est le Maître.
Il confie à Cambacérès qu'il retarde de quelques jours son arrivée à Paris pour conclure le mariage d'Eugène et d'Augusta. « Ces jours paraîtront longs à mon cœur, dit-il, mais après avoir été sans cesse livré aux devoirs d'un soldat, j'éprouve un tendre délassement à m'occuper des détails et des devoirs d'un père de famille. »
Le 13 janvier 1806, à 1 heure de l'après-midi, dans la grande galerie du palais royal, Napoléon assiste à la signature officielle du contrat de mariage. Et le 14, à 7 heures du soir, il préside dans la chapelle royale la cérémonie religieuse suivie d'un Te Deum et d'un banquet. Au bras du roi de Bavière, l'impératrice Joséphine est rayonnante. Encore belle. Napoléon sert de cavalier à Augusta.
- Je vous aime comme un père, lui dit-il, et je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une fille.
Le couple doit regagner l'Italie.
- Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez, en prenant tout le repos convenable, murmure Napoléon. Songez bien que je ne veux pas que vous soyez malade.
Après le banquet, Napoléon se retire dans son cabinet de travail.
C'est le silence de la nuit après l'éclat bruyant des festivités, le chatoiement des robes et des uniformes, le charme de la beauté des femmes, la grâce d'Augusta et la joie d'Eugène de Beauharnais. Il aime ce beau-fils devenu son fils adoptif. Par ce mariage, un premier lien est établi avec les familles régnantes d'Europe. Max-Joseph, roi de Bavière, père d'Augusta, est un Wittelsbach, dont les ancêtres sont présents dans toutes les dynasties.
Comment assurer l'avenir de la mienne, issue de la Révolution, si je ne la fais pas entrer, en forçant leurs portes à coups de victoires militaires, dans les maisons royales qui ont pour elles la légitimité que donnent les siècles passés ?
Mais certains ne comprennent pas ce dessein.
Napoléon trouve sur sa table une lettre de Murat, sans doute dictée par Caroline, son épouse, et sœur de Napoléon.
« La France, écrit Murat, quand elle vous a élevé sur le trône, a cru trouver en vous un chef populaire, décoré d'un titre qui devait le placer au-dessus de tous les souverains de l'Europe. Aujourd'hui, vous rendez hommage à des titres de puissance qui ne sont pas les vôtres, qui sont en opposition avec les nôtres, et vous allez seulement montrer à l'Europe combien vous mettez de prix à ce qui nous manque à tous, l'illustration de la naissance. »
Murat le valeureux, Caroline l'ambitieuse et la jalouse, contestent donc ma stratégie - par attachement aux principes révolutionnaires, par inquiétude ou par dépit ? Qu'importe ! je suis le Maître.
« Monsieur le prince Murat, répond Napoléon, je vous vois toujours avec confiance à la tête de ma cavalerie. Mais il ne s'agit pas ici d'une opération militaire, il s'agit d'un acte politique, et j'y ai bien réfléchi. Ce mariage d'Eugène et d'Augusta vous déplaît. Il me convient, et je le regarde comme un grand succès, comme un succès égal à la victoire d'Austerlitz. »
Il est le Maître.
Et ce mariage n'est qu'un premier pion qu'il pousse. Il pense à réunir la Hollande, la Suisse, l'Italie, en un ensemble. « Mes États fédératifs, murmure-t-il, ou véritablement l'Empire français. »
Il décide que le Code civil sera appliqué dans le royaume d'Italie. N'a-t-il pas été couronné roi d'Italie à Milan ? Et Eugène n'est-il pas vice-roi d'Italie ?
Le 19 janvier 1806, il propose à Joseph, son frère aîné, la couronne du royaume de Naples. Et les troupes françaises sont chargées de l'occuper. Les Bourbons s'enfuient en Sicile sous la protection de la flotte anglaise.
Ne reste en Italie comme souverain hostile que le pape Pie VII. Et le souverain pontife proteste, écrit à Napoléon pour s'indigner de l'occupation, par les troupes françaises, d'Ancône, territoire pontifical.
« Je me suis considéré, répond Napoléon, comme le protecteur du Saint-Siège... Je me suis considéré, ainsi que mes prédécesseurs de la deuxième et de la troisième race, comme le fils aîné de l'Église, comme ayant seul l'épée pour la protéger et la mettre à l'abri d'être souillée par les Grecs et les Musulmans. »
Pourquoi le pape ne le comprend-il pas ?
Napoléon s'indigne. Il dit au cardinal Fesch, son grand-oncle qui le représente à Rome : « Je suis religieux mais je ne suis point cagot. Le Pape m'écrit la lettre la plus ridicule, la plus insensée... » Napoléon tempête ; il faut que Pie VII plie.
« Pour le Pape, ajoute-t-il, je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon Empire confine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa conduite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux apparences si l'on se conduit bien, autrement, je réduirai le Pape à être évêque de Rome... Il n'y a rien en vérité d'aussi déraisonnable que la cour de Rome. »